Climatocrates par Sophie-Genevy

Campagne commencée le vendredi 15 septembre 2017 et terminée le mardi 3 octobre 2017

Rounds Mots Signes Temps
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Round 1/10 écrit le vendredi 15 septembre 2017

1278 mots | 8839 signes | 03:04:45

[Au fil du texte, vous lirez des notes entre crochets]

[Commençons d'ailleurs par une note : je mène deux histoires en parallèle sur les prochaines années 2030-2040, qui vous sembleraient tantôt similaires à notre présent, tantôt de science-fiction, aux risques et espoirs peut-être un peu fous... "Climatocrates" et "Les Nouveaux Troubadours" (à lire actuellement à l'adresse https://www.draftquest.fr/campaigns/sophie-genevy/les-nouveaux-troubadours-des-annees-2040) sont censées se répondre l'une l'autre. Voyons voir comment rendre cohérent cet ensemble de deux histoires ! Place maintenant à la fiction "Les Climatocrates"]

[Il s'agit/s'agira d'une réécriture complète d'un premier jet. Naissance de ce "deuxième jet" suite aux remarques de Marc : re-merci Marc ;-)]

Chapitre 1. Artistes des Colibris

  • 2044 -

Ses cheveux noirs de jais retenaient quelques gouttes de bruine, Célie accéléra ses pas le long des berges de Seine, décomptant les ponts qu’elle laissait derrière elle. Déjà ses pensées rejoignaient le Colibriaire, ouvrage d’art le plus récent, un parallélépipède aux chatoiements d’arc-en-ciel entre les deux rives. De près, il lui apparaîtrait comme une mosaïque mouvante d’hydrocoptères, petits appareils de transports personnels oblongs et multicolores encastrés de-ci de-là dans la structure, dont ils ressortiraient par les airs.

Quelques années plus tôt, lorsque je préparais des articles au sujet du Colibriaire parisien, Célie avait été l’une des commentatrices les plus ferventes. De ses yeux de moins de vingt ans qui croyait avoir découvert la dixième merveille, elle me détailla ses curiosités touristiques. Déjà à cette époque, son propos savait si bien masquer l’unique raison d’être du monument, de parking à l’espace gagné sur la Seine.

— Greg, il est un tour de force artistique ! Un passant encore loin ne peut visualiser que la masse globale du Colibriaire. Les hydrocoptères se fondent absolument dans l’architecture même s’ils volent à sa proximité. En réalité, ils ont la bougeotte mais on ne distingue pas leurs mouvements.

Je vins moi-même en faire l’expérience et conclus qu’elle n’avait pas tord. L’argument s’avéra encore plus solide lorsque j’appris que ce particularisme avait donné l’appellation actuelle du moyen de transport. De l’observation du public, un hydrocoptère en approche du pont-parking parisien reçut le nom d’oiseau de Colibri. Ainsi, de Paris, les aires de stationnement d’hydrocoptères devinrent Colibriaires sur l’ensemble du globe.

Célie plongeait à nouveau son regard dans le pointillisme large de cent soixante-quinze mètres du parallélépipède. Désormais à vingt-six ans, [description possible], elle s’en approchait les yeux chargés de souvenirs autant que d’avenir, un espace-temps où le présent se nourrissait de tellement de matières que même une Terre qui ne tournerait plus sur son elliptique habituelle ne serait pas si inquiétante. Il pleuvait et Célie ignorait les signaux de détresse de ses paupières, embourbées à tenter de ricocher l’eau sous ses pommettes.

« Une vision trouble, un paysage goûté par petites touches, pas tous les détails en même temps, juste un peu à chaque pas ; repartir en arrière, revenir ; l’horizon qui s’éloigne et se retrouve » se justifia-t-elle en une longue litanie qui laissa le temps à ses cils et son œil de se rincer.

A cette allure, par temps clair, on aurait pu observer la tour-phare nouvellement érigée sur l’autre rive, un bandage cache-échafaudage à l’angle opposé, des rayures dues à l’usure et les reliefs d’un accident dont j’avais parlé dans la presse. Mais, s’était assurée la mairie, toutes les conditions climatiques, les mêlées de tempêtes et brouillards comprises, incitaient les passants à projeter leur attention vers l’enseigne circulante placée sur le toit-terrasse ; un annonceur qui prenait quatre-vingt-dix pourcent de l’attention des passants.

« Dans cette ville, aucune place n’est perdue. Chaque lieu se transforme jusqu’à trouver sa plus grande utilité. » encore une remarque de Célie que j’avais pu la caser à la fin d’un article militant.

Comment avait-elle été entraînée si jeune à trouver la description juste, celle qui présentait la spécificité de ce qu’elle voyait, et pas seulement comme tout le monde, de porter un témoignage instantané sur son ressenti ? Je n’avais pas encore eu l’idée de le lui demander. Moi-même, je ne prenais guère le temps de lui parler de mes activités et passions de journalisme. Par surprise, me voici à faire mon métier, pour vous, sur mon temps désormais trop libres.

En ces temps troublés, c’est sa propre histoire que j’ai choisi de vous conter. Telles de fortes marées, ses synchronicités l’ont porté hors de ses rivages habituels ; elle emprunta des voies d’innovation qui participèrent finalement au présent de ses contemporains. Elle avait moins de trente ans et tant d’espoirs ; j’en avais cinquante-quatre et déplorais le changement climatique sans avoir la possibilité de l’embrasser d’un seul regard. Célie était née avec et le percevrait toujours davantage par l'expérience des années. Lui avait-on appris cette manière de voir le monde ? Pourrions-nous également l’apprendre ?

« 25-04-44, 13:27 » déchiffra Célie sur l’enseigne du Colibriaire malgré sa vision floue. Elle mesura l’avance qu’elle avait acquise grâce son déjeuner sauté par manque d’appétit. Elle se posta à trois cents mètres du monument. Le vol en Colibris lui était offert à quatorze heures vers Bougival, maison Verneuil. Un Colibri rayé de vert et blanc longea la Seine à ras des magnolias. Elle vacilla, leva les bras en signe de protestation, vain vu la vitesse du bolide, plissa ses yeux d’amande et finit par s’essuyer les paupières.

La plupart des Colibris s’envolaient avec l’assurance d’un chauffeur professionnel aux commandes. Pour quelques propriétaires, l’unique manière de réduire les coûts était d’apprendre à les conduire, parfois comme sport de détente, parfois comme moyen de performance.

A Paris ou Delhi, quel que soit son parking, un hydrocoptère Colibri trônait sans tarif promotionnel et se laissait bichonner avant toute montée de voyageur. Les règles de l’art étaient celles-ci : son propriétaire avait à payer chaque simagrée inscrite sur les tableaux de bords, en contrepartie des services qu’il rendait ; rapidité et minutie de conduite autant en rues bondées qu’en navigation fluviale, lors de poussées dans les airs, de reprises au sol et en surfaces aquatiques.

Un trio de Colibris s’achemina vers le parallélépipède, arborant sur leur coque extérieure, des blasons distinctifs. Célie se demanda si la famille Verneuil avait désormais décoré son hydrocoptère du logotype de son entreprise pour le diffuser dans les airs à chaque vol.

Verneuil Entreprise créait, distribuait les ailerons métalliques et écaillait à ce jour soixante pourcent des Colibris en état de fonctionnement, soit un parc de trente mille appareils produits en France. Pierrick Verneuil, le dirigeant à l'embonpoint bonhomme, avait rencontré Célie durant l’année 2036. A dix-huit ans, déjà artiste plasticienne, elle avait croqué, puis modelé en 6D des œuvres qui firent la mémoire des festivités d'ouverture du Colibriaire parisien, une installation pour exposition artistique, intitulée Foule-folle-6D, et douze tableaux muraux.

Au fil des années, l’installation Foule-folle-6D garda son attractivité pour le grand public, comme labyrinthe d’un mètre carré d'activités à voir, toucher, sentir, arranger, avec la spécificité de ne comporter aucune vidéo, pour réexpérimenter l’ambiance de la fête municipale du 22 mars 2036. "Une pièce d’art", répétaient les critiques, "pas un journal de l’événement". Les journalistes en prirent pour leur grade, je me souviens de cette époque où je n'étais pas encore indépendant et d'un patron qui parlait d'une jeune artiste douée comme le diable. Par chance, je la connaissais. Je la gardais dans mon cercle d’informateurs, elle n’avait encore l’esprit enfermé dans aucune caste professionnelle. [voir revue Esprit juin 77]

Les douze tableaux abstraits tirés de l’œuvre 6D se vendirent en à peine quarante-huit, dès les félicitations de la mairie le 22 avril. Pour remerciement de la part de son commerce, Pierrick Verneuil contacta Célie et lui proposa un baptême de Colibri, avec escale d’un premier verre à sa villa de Bougival.

Round 2/10 écrit le dimanche 17 septembre 2017

494 mots | 3259 signes | 03:04:45

  • 2036

Sous la tonnelle chauffée où ils étaient installés, aux côtés de Pierrick, était installée Suzanne, sa femme et co-équipière en affaires, à un embonpoint moindre mais tout à fait honorable. Elle mena la conversation, jamais à court d’idées.

— Célie : est-ce un pseudonyme ? (On ne savait jamais qui tenterait de contourner la loi Identification des personnes, celle qui obligeait à la conservation d’une même identité toute sa vie durant. De son devoir de citoyenne, elle interrogea l’artiste qui lui faisait face).

— C’est ma signature d’artiste et mon prénom de naissance (confirma Célie sans s’offusquer du doute entré dans les mœurs depuis une paire d’années). Mon nom de famille est à rallonge comme la plupart des gens dans le monde, il est difficile à retenir et je ne l’indique pas pour mon métier.

— Vous pouvez vous le permettre ?

— Il y a si peu d’artistes qui travaillent en art plastique avec la spécialité multi-dimensionnelle. Je suis la seule Célie qui y est répertoriée.

— Vos parents ont bien choisi !

— Ils ont bien choisi mon nom administratif. Mais ils ne pouvaient deviner par anticipation quels noms pourraient convenir pour les professions que j’exercerais plus tard !

Contentée de la réponse, Suzanne se repositionna sur sa chaise. Elle parla ensuite de son fils Jack en début d’études supérieures d’ingénieur, la tête encore bardée de choix professionnels. Pierrick finit par lancer un clin d’oeil à sa femme :

— Sais-tu que nous rencontrons ici Célie Tran-Archamp, la fille de Béatrix ?

Célie se tut à l’impression que ses informations privées furent trop vite dévoilées. En retour, elle apprit de Pierrick et Suzanne qu’ils venaient de contacter sa mère et l’inscrire à leur fondation d’entreprise. Béatrix Archamp, climatologue, y animerait bientôt des séances sur les effets du changement climatique.

J’étais pour ma part déjà dans la confidence de la première date de conférence. A cette occasion, la fondation Verneuil Entreprise deviendrait d’utilité publique sous la dénomination d’Ateliers du changement de temps. Béatrix me faisait tenir l’embargo de la nouvelle. Attendre un peu pour enclencher au bon moment la diffusion marketing dans mes colonnes.

Le coup d’éclat ne vint pourtant pas de mes moyens de diffusion.

Sans le savoir, Pierrick s’était éclipsé sur une réflexion qui laissa Célie coite mais résuma bien la situation à venir : « Ici, nous ne croyons pas au hasard ». A dix-huit ans, elle vivait du contraire, s’inspirait si souvent de coïncidences dans son travail artistique qu’elle ne les comptait pas. « Du hasard, quoi ! », se confirma-t-elle pour refuser l’adage véhiculé par la marque Verneuil. Elle n’en dit pourtant rien à haute voix. Suzanne rappela le Colibri pour le retour.

Ce jour, le fils Verneuil revenait vers la villa en taxicab, privatisé à son seul usage.

Des vitres extérieures grossissantes du mini-car automatique de sept places, Jack repéra l’hydrocoptère familial, au-dessus du lit de Seine, filer comme une comète dans le sens opposé.

Round 3/10 écrit le lundi 18 septembre 2017

18 mots | 140 signes | 03:04:45

[Temps de documentation pour le prochain chapitre. Vais-je choisir de mettre en scène ce lieu : http://www.visittoraja.com/toraja-map/ ?]

Round 4/10 écrit le lundi 18 septembre 2017

357 mots | 2317 signes | 03:04:45

Chapitre 2. D’où vient le vent ?

  • 2037

Après une sieste favorisée par douze heures de route dès l’aurore, Célie, comme sa mère, rouvrit les yeux sur les derniers rayons de soleil. Des montagnes aux échancrures râpeuses apparurent parsemées d’une végétation vert émeraude, dont la brillance se renforçait à chaque minute.

Comme à chacun de ses voyages au milieu du monde, stimulés par les activités de son père, elle ne put s’empêcher de se demander: « Comment Papa sait-il découvrir de tels lieux ? »

— Tout projet professionnel qui rejoint tes aspirations personnelles est un formidable accélérateur de savoir, lui-avait-il un jour répondu.

Elle comprendrait bientôt.

Guillaume Tran-Archamp travaillait dans les affaires internationales, avec des objectifs tellement variés qu’il ne pouvait s’y ennuyer. De retour à Paris entre ses missions de deux mois expatrié, il se rajoutait même des occupations. A la suite de sa femme, il poussait désormais régulièrement la porte de l’Atelier des changements de temps et parfois en reprenait le nom pour ses nouveaux clients. Il se sentait être devenu un « agent du changement de temps ». Titre plus évocateur, selon lui, que : « Représentant de commerce en innovations ».

Après avoir bourlingué pendant quinze ans en Europe, Asie et Afrique, il avait appris sur le terrain que le monde avait besoin d’innovations. Un adulte, un adolescent, une organisation, un village, une ville ne partait pas du même point de départ pour accéder à l’objectif crucial et commun du bien vivre. Chacun et chacune avait donc besoin de sa propre innovation. Dans ce contexte, M. Tran-Archamp flairait où porter une innovation au bon moment – et où en récupérer.

A Toraja, Iles Sulawesi Sud, Indonésie, il venait s’enquérir des procédés d’électricité par jus de tofu. Et apportait dans ses valises des nano-brosses à dents autant que des placements exotiques pour faire fructifier des portefeuilles bancaires.

Sa femme et sa fille avaient alors choisi de passer la quinzaine sur l’île : deux jours de plage – peu éloignée de leur aéroport d’arrivée – suivis d’une semaine dans le pays de Toraja, puis quelques jours à nouveau sur les côtes.

Round 5/10 écrit le lundi 25 septembre 2017

283 mots | 1776 signes | 03:04:45

Le conducteur chinois du véhicule tout terrain gravit les chemins sinueux avec dextérité et sans secousse. Célie et Béatrix se réveillèrent peu à peu jusqu'à voir de loin le village montagnard de leur destination. Elles se regardèrent au moment où elles le perdirent des yeux avant le dernier tournant.

Les chalets de Toraja avaient des toits en pente vers le sol, qui quadrillaient la rue en hauteur pour jouer un rôle de pare-soleil. Le véhicule s'y était engouffrait et et les enfants du village commençaient à se regrouper pour marcher à ses côtés.

Ils n'étaient pas rare que durant leurs voyages, les Tran-Archamp se laissaient remarquer. Dans des coins reculés, certes pas exempts de voyageurs et de représentants de commerce locaux, ils apportaient plusieurs nouveautés au cours de leur séjour mêlés à la population, à apprendre les 300 mots utiles à la conversation. En combien de temps sympathiseraient-elles cette fois-ci ?, se demandait Célie, son père étant sur place depuis un mois.

Deux jours avant, comme sa mère, elle avait revu le lexique de 25 expressions que son père avait envoyé avec ses commentaires. Elles n'en avaient pas parlé ensemble. Elle pourraient s'exercer en contexte, pour le 'live' du siècle, les premiers mots de dialecte de Toraya.

En deux heures, elles connaîtraient les familles Batusura, Lumba, Rambulangi, Manganan et chacun de leurs enfants. Lorsque la voiture se gara devant la maison des Batusura, le père ouvrit la porte, pointa du doigt son intérieur et siffla vers l'extérieur. Les enfants et les autres familles s'y engouffrèrent juste après les autres invités, avant que Célie puisse voir son père arriver dans la pièce centrale. [description de la maison]

Round 6/10 écrit le mardi 26 septembre 2017

181 mots | 1131 signes | 03:04:45

Les vingt-cinq mots déjà appris trouvèrent application pour remercier l'hôte, rendre les politesses locales, faire apprendre son prénom à ses interlocuteurs et rejoindre son père pile au milieu de la pièce, sous une poutre décorée par une collection de pierres semblables mais qui ne paraissaient pas précieuses.

Guillaume embrassa sa fille et lui glissa à l'oreille :

— Tu vas les adorer. Mais apprend plus de mots, ce soir !

— Pourquoi tu n'as pas transmis une plus longue liste ?

— Pas le temps. Ils veulent innover, ici.

— Tant mieux... (disait-elle toujours à voix basse).

— Et pourtant, tu verras leur fête mensuelle dans deux jours. Prépare-toi bien, il y aura du lourd !

— Oui, les trois cents mots, je les maîtriserai...

Ce jour là, pas la peine des trois cents mots : jouer avec les enfants de quatre à treize ans environ était facile, des sourires, des fous rires. Ruth, une petite Lumba avait un chiffon à la main, qu'elle laissait souvent tomber au sol. Célie le ramassa à de multiples reprises, elle gagna des poignées de main.

Round 7/10 écrit le mercredi 27 septembre 2017

652 mots | 4163 signes | 03:04:45

Au matin du troisième jour, avant le lever de ses hôtes, Batusura accrocha à la poignée de leur chambre des rubans colorés aux teintes mates et ternes que chacun, femmes et hommes, devraient se passer à la taille pour la journée de fête. Guillaume s’était promis de jouer le jeu. Etre un touriste parmi d’autres, lors de cette fête populaire, sans chercher d’affaires auprès des habitants du village ou de leurs voisins. La veille, Béatrix les avait mis à l’écart pour lui parler :

— Tes affaires ne seront pas le principal dans trois jours, il y aura à prêter main forte au pays de Toraja. Je ne sais pas si nous pourrons redescendre sur le littoral sans encombre.

— Que se passera-t-il ?

— Un turbolide se prépare…

De la côte indonésienne, Béatrix avait eu accès à ses nouvelles professionnelles. Un turbolide était un nom de code générique donné lorsque deux phénomènes météorologiques s’abattraient simultanément sur le territoire. Les prévisions s’affineraient d’heures en heures et selon les circonstances aggravantes, on le mettrait au carré, si on subodorait trois à six phénomènes simultanés, voire en extrême turbolide carré dans le cas où il fallait prévenir la population pour qu’elle se prépare à fuir les lieux d’urgence. Les prévisions avaient beau être les plus perfectionnées possibles, les phénomènes naturels étaient dotés de forces exponentielles et combinatoires qui surprenaient tout calcul – fut-ce-t-il probabiliste. Béatrix ne se sentirait jamais autant impuissante que dans ce pays de Toraja.

Elle en avait eu l’intuition aux premiers jours indonésiens passés sur le littoral, alors qu’elle exerçait à distance quelques-unes de ses activités habituelles. Des bords de plage, parfois dans l’eau de mer suivie d’une rapidouche dépollante, Célie avait régulièrement jeté des coups d’œil à sa mère, la tête toute à ses appareils de communication. La fille, dix-neuf ans, une coiffure à la garçonne qui mettait en valeur son long cou, des lunettes de soleil aux montures abeille, son nez vietnamien maquillé de tâches de rousseur artificielles, vint se placer face à sa mère et lui demanda :

— Tu ne viens pas plus près de l’eau ?

Béatrix aurait voulu répondre : « A quoi bon… Cette côte sera moulinée dans quelques jours, pas le courage de l’admirer aujourd’hui. Ce serait bien de ne pas savoir, de ne jamais avoir su ce qu’il risque de se passer. Mais maintenant je sais, qu’est-ce que je peux faire ? Rien… Surtout ne pas créer de vent de panique par ma parole, par ma peur.... » A sa fille, elle parla plutôt des informations qu’elle échangeait avec mon service de publication, ou avec les Verneuil. Elle en vint à répéter à sa fille la suggestion de Suzanne Verneuil :

— Viendras-tu à la réunion de rentrée des Artisans du Changement de temps ?

La mère ne s’était pas rendu compte qu’elle laissait porte ouverte au « peut-être » devenu récurrent chez sa fille – la réunion de rentrée aurait lieu mi-septembre, près d’un mois plus tard, son avis aurait eu le temps de changer.

Pour Célie, le « peut-être » qu’elle répondit signifia « Si j’y suis prête ». A son sens, elle serait prête à se joindre l’activité de ses parents au moment où elle s’intéresserait pour de bon à la marche du monde. Pour l’instant, elle se transportait d’un bâtiment à un autre, d’une ville à l’autre, d’un pays au suivant, en observant, rien de plus, pas de réflexions, elle profitait.

D’un revers de main, Béatrix cacha ses outils de communication transcontinentale. A ce moment, il lui fallait capter l’entière attention de sa fille pour continuer à transmettre les suggestions de Suzanne.

— Peut-être voudrais-tu discuter d’abord avec Jack Verneuil ? Il a fait sa rentrée il y a quelques mois chez les Artisans. Il a ton âge ou presque.

— On verra… continua Célie sans appétence à planifier d’autres activités que celles qu’elle connaissait déjà.

Round 8/10 écrit le jeudi 28 septembre 2017

434 mots | 2674 signes | 03:04:45

Au matin du 10 août 2047, elle passa à sa taille le ruban ocre offert par ses hôtes, au-dessus de la jupe longue aux couleurs automnales qu’elle affectionnait pour ses voyages au milieu du monde. Cette jupe s'assortissait en général bien aux goûts vestimentaires locaux dans les pays qu’elle avait visités, un détail pour nouer le contact plus facilement. Elle le constaterait une fois de plus, elle serait aux couleurs de la fête. Pourtant en s’y mêlant peu. Célie observa de loin, la plupart du temps le dos appuyé aux armatures boisées des rangées de maisons, dans le coin des enfants qui virevoltaient autour. Les adultes défileraient du sud au nord dans cette rue droite abritée du ciel, rangés en cercles autour de mannequins rougeots. Grâce à ses appareils de communication à longue vue, Célie n’eut pas besoin de s’approcher des extrémités de la rue pour comprendre ce qu’il s’y passait. A l’extrême sud, les mannequins étaient remontés d’un sous-sol, longeaient la rue et étaient redescendus par une trappe à l’extrême nord.

Après le défilé, les mannequins rangés, le défilé se déplaça vers les autres rues et les pourtours verdoyants du village. Célie suivit les enfants. Elle ne savait plus comment, elle en arriva à interroger Ruth et sa mère sur le défilé qu’elle venait de voir – pour des questions certes basiques mais suffisamment instructive. Elle arriva à comprendre : un défilé du pays de Toraya inclut « tout le monde ». Et se fit préciser ce tout le monde dont avait parlé Guillaume dans le lexique de 300 mots, en remarquant : « les enfants ne défilaient pas ! ».

— Tout le monde : même les morts. (Répondit la dame Lumba.)

Alors Célie fut interloquée, pas sûre de comprendre, mais si elle comprenait bien ce qu’elle avait entendu, elle venait d’assister à une exclusivité parmi tous les rites de villages qu’elle avait visités : une veillée de morts, en plein jour !

Ainsi naquit une vocation : comprendre et expliquer, avec ses mots, sa sensibilité. En me demandant des conseils par les systèmes de communication de sa mère, Célie réalisa son premier reportage écrit, qu’elle transforma, une fois rentrée en France en un parcours pictural, rouge et ocre, sous un toit de carton-pâte gris maillé de rayons de soleil comme le ciel de ce jour de fête en la région de Toraja. Sa première œuvre journalistique sur les effets du changement climatique, qui se désagrégeait devant les yeux du visiteur. Célie le subit. Dans trois jours, de cette fête ocre, rouge mat et bordeaux, il resterait des poussières à reconstruire.

Round 9/10 écrit le vendredi 29 septembre 2017

451 mots | 2932 signes | 03:04:45

[Corrections du précédent épisode et nouvel épisode]

Alors Célie fut interloquée, pas sûre de comprendre. Pourtant si elle déchiffrait bien ce qu’elle avait entendu, elle venait d’assister à une exclusivité parmi tous les rites de villages qu’elle avait visités. Ici, il s’était passé devant ses yeux une veillée de morts, en plein jour !

Ainsi naquit une vocation : comprendre et expliquer, avec ses mots, sa sensibilité. En me demandant des conseils par les systèmes de communication de sa mère, Célie réalisa son premier reportage écrit, qu’elle transforma, une fois rentrée en France en un parcours pictural, rouge et ocre, sous un toit de carton-pâte gris maillé de rayons de soleil comme le ciel de ce jour de fête en la région de Toraja. Sa première œuvre journalistique sur les effets du changement climatique, avec implication du visiteur : l’oeuvre se désagrégerait devant ses yeux du visiteur à n’importe quel moment ; à un instant où il ne s’y attendait pas – parce que son œil était attiré par le beau, le puissant, la pierre gemme de chrysocolle que l’artiste avait ramené de son voyage indonésien.

Dans cette œuvre « Collatérale », Célie retransmit le changement qu’elle subit elle-même. De la fête ocre, rouge mat et bordeaux, il ne devrait en rester le lendemain que des poussières à reconstruire. Sa mère ne l’avait prévenu qu’au dernier moment. Le jour même.

Les Batusura devaient revenir pour douze heures. Avant le début de turbolide, avait calculé Béatrix. Elle s’était assurée en prévoyant un déjeuner pour leurs hôtes et une après-midi couture avec mère et fille Batsura – elle espérait qu’en pays de Toraja, les horaires étaient tenus. Elle ne se défit pourtant pas de son inquiétude alors que Guillaume et Célie la rejoignaient dans la pièce centrale pour petit déjeuner à dix heures.

— Célie, as-tu pu capter nos réseaux sociaux ? (demanda sa mère)

— Ouais (répondit Célie en s’étirant)

— Tu me prêtes ton réseau ? Le mien n’est pas assez puissant.

— Pour Greg, Pierrick, Claire… ? Ton réseau ?

Béatrix se leva et regarda Célie. Sa fille ne coopérerait pas si tôt. A moins que... Béatrix se leva et lança le mot de la stricte vérité:

— Turbolide. J’ai besoin des dernières news professionnelles.

— Oh, juste un petit turbolide… (cancana Célie en lâchant son fil média à sa mère)

Béatrix blêmit. Est-ce ainsi qu’elle avait élevé sa fille ?

— Même un turbolide peut avoir des conséquences néfaste sur une population qui n’est pas tenue au courant…

Le silence s’installa jusqu’à ce que Béatrix, en s’asseyant sur le bout du banc en bois au fond de la pièce, murmura :

— Turbolide carré. Ce sera un turbolide carré. Aux environs de quinze heures.

Round 10/10 écrit le lundi 2 octobre 2017

680 mots | 4388 signes | 03:04:45

Guillaume arrêta son pas vers la table, la main dans les airs. Partir en mission comportait toujours un risque. Laisser venir sa famille était un choix. Celui d’être dans un village montagnard au moment d’un turbolide carré était-il un signe de malchance ou le cours normal des choses en ce siècle ? L’esprit de Guillaume vacillait entre les deux interprétations.

Béatrix ne réfléchissait qu’en une seule voie : que faire de la précieuse information qu’elle venait de lire ? Sa fille comprenait la gravité d’un tel mot mais, elle, n’imaginait pas quelles pourraient en être les conséquences, sur le déroulement de l’après-midi (couture ou non ?) et des prochaines journées.

C’est Guillaume qui conclut, relâchant son bras sur la table en bois de douze couverts en direction du panier de fruits.

— Besoin de manger mon beloved starfruit. Et vous ?

Ni Béatrix, ni Célie ne lui répondirent. Il prit une carambole et la coupa en tranches étoilées. La belimbing, comme l’Indonésie la nommait, était un fruit qui l’étonnait : sa forme extérieure en cinq lobes ne laissait pas présager ses tranches en forme d’étoile. Etoiles de l’espoir, étoiles de l’inconnu, Guillaume se délectait de ce fruit vert, déjà le couteau en main. Et son goût, gorgé d’acide oxalique, comme la fraise !

— Chère belimbing du jour de turbolide carré, le calme avant la tempête (chantonna Guillaume)

Célie s’avança vers la table et le plateau de roseaux sur lequel Guillaume disposait ses tranches étoilées.

— Désolée ma chérie (dit-il en regardant sa femme), j’aurais d’abord dû te proposer ton thé. Je vais de ce pas le faire chauffer. Chère belimbing et cher thé du jour de turbolide carré, le calme avant la tempête… (chantonna-t-il en s’éloignant vers le réchaud une poignée de tranches de caramboles en main)

Célie suivit son père des yeux l’air amusé. Mais son regard se fixa un peu plus haut vers la poutre centrale qui coupait la pièce à vivre en deux parties. Sur la poutre : la collection de chrysocolles décoratives, pierres massives d’une couleur similaire aux turquoises, qui pendaient de la poutre centrale et qui, selon les dires du père Batsura, assuraient le propriétaire du lieu de fournir de bonnes énergies. En temps normal, pas le moindre chatoiement de ces chrysocolles. Là, Célie s’exclama :

— Papa, regarde, les chrysocolles brillent !

Guillaume jeta un coup d’œil :

— Finalement ils sont sympathiques ces cailloux, s’il brillent !

Célie fut intriguée, elle ne pouvait localiser aucun rayon de soleil direct ou indirect. Mais ses parents avaient la tête ailleurs et ne firent plus cas des chrysocolles.

Guillaume ne mit que trois minutes à préparer le thé. L’eau s’était mise en vapeur presque instantanément, alors que le réchaud lui semblait avoir démarré à froid. Il se renseigna bientôt auprès de Béatrix et Célie, mais elles lui dirent ne pas avoir touchées à la plaque de cuisson, ni constaté la plaque chaude.

Dans l’intervalle de temps, Béatrix s’était déplacée vers la table et les caramboles.

Béatrix eut le regard dans le vide jusqu’à avoir fini son thé. Guillaume la rappela à l’ordre pour prendre de la carambole avant qu’il s’apprête à finir le plateau :

— En veux-tu ? En voilà ?

Béatrix s’anima et finalement tendit la main pour attraper une tranche de carambole, puis arrêta son mouvement juste au-dessus du fruit. Les branches de l’étoile s’étaient recourbées vers son centre !

— Mon cher, je crois que tu m’as laissé l’étoile la plus racornie.

— Racornie ? Que dis-tu ?

— Regarde-bien, mon morceau est ratatiné sur lui-même.

— Mais elles étaient parfaites, ces tranches ! Bien sûr, j’aurais voulu te garder la plus belle, ma femme, je te promets !

Il avait rarement vu des morceaux racornis, si ce n’est ceux oubliés sur les bas-côtés d’une place de marché. Alors il proposa à Béatrix de lui couper une autre carambole, et de laisser les tranches racornies de côté. Lui-même peut-être les grignoteraient, même racornies : c'était son beloved star fruit, quand même ! Avant un turbolide carré, ne s'abstenons pas !