Round 1/10 écrit le vendredi 15 septembre 2017
1278 mots | 8839 signes | 03:04:45

[Au fil du texte, vous lirez des notes entre crochets]
[Commençons d'ailleurs par une note : je mène deux histoires en parallèle sur les prochaines années 2030-2040, qui vous sembleraient tantôt similaires à notre présent, tantôt de science-fiction, aux risques et espoirs peut-être un peu fous... "Climatocrates" et "Les Nouveaux Troubadours" (à lire actuellement à l'adresse https://www.draftquest.fr/campaigns/sophie-genevy/les-nouveaux-troubadours-des-annees-2040) sont censées se répondre l'une l'autre. Voyons voir comment rendre cohérent cet ensemble de deux histoires ! Place maintenant à la fiction "Les Climatocrates"]
[Il s'agit/s'agira d'une réécriture complète d'un premier jet. Naissance de ce "deuxième jet" suite aux remarques de Marc : re-merci Marc ;-)]
Chapitre 1. Artistes des Colibris
- 2044 -
Ses cheveux noirs de jais retenaient quelques gouttes de bruine, Célie accéléra ses pas le long des berges de Seine, décomptant les ponts qu’elle laissait derrière elle. Déjà ses pensées rejoignaient le Colibriaire, ouvrage d’art le plus récent, un parallélépipède aux chatoiements d’arc-en-ciel entre les deux rives. De près, il lui apparaîtrait comme une mosaïque mouvante d’hydrocoptères, petits appareils de transports personnels oblongs et multicolores encastrés de-ci de-là dans la structure, dont ils ressortiraient par les airs.
Quelques années plus tôt, lorsque je préparais des articles au sujet du Colibriaire parisien, Célie avait été l’une des commentatrices les plus ferventes. De ses yeux de moins de vingt ans qui croyait avoir découvert la dixième merveille, elle me détailla ses curiosités touristiques. Déjà à cette époque, son propos savait si bien masquer l’unique raison d’être du monument, de parking à l’espace gagné sur la Seine.
— Greg, il est un tour de force artistique ! Un passant encore loin ne peut visualiser que la masse globale du Colibriaire. Les hydrocoptères se fondent absolument dans l’architecture même s’ils volent à sa proximité. En réalité, ils ont la bougeotte mais on ne distingue pas leurs mouvements.
Je vins moi-même en faire l’expérience et conclus qu’elle n’avait pas tord. L’argument s’avéra encore plus solide lorsque j’appris que ce particularisme avait donné l’appellation actuelle du moyen de transport. De l’observation du public, un hydrocoptère en approche du pont-parking parisien reçut le nom d’oiseau de Colibri. Ainsi, de Paris, les aires de stationnement d’hydrocoptères devinrent Colibriaires sur l’ensemble du globe.
Célie plongeait à nouveau son regard dans le pointillisme large de cent soixante-quinze mètres du parallélépipède. Désormais à vingt-six ans, [description possible], elle s’en approchait les yeux chargés de souvenirs autant que d’avenir, un espace-temps où le présent se nourrissait de tellement de matières que même une Terre qui ne tournerait plus sur son elliptique habituelle ne serait pas si inquiétante. Il pleuvait et Célie ignorait les signaux de détresse de ses paupières, embourbées à tenter de ricocher l’eau sous ses pommettes.
« Une vision trouble, un paysage goûté par petites touches, pas tous les détails en même temps, juste un peu à chaque pas ; repartir en arrière, revenir ; l’horizon qui s’éloigne et se retrouve » se justifia-t-elle en une longue litanie qui laissa le temps à ses cils et son œil de se rincer.
A cette allure, par temps clair, on aurait pu observer la tour-phare nouvellement érigée sur l’autre rive, un bandage cache-échafaudage à l’angle opposé, des rayures dues à l’usure et les reliefs d’un accident dont j’avais parlé dans la presse. Mais, s’était assurée la mairie, toutes les conditions climatiques, les mêlées de tempêtes et brouillards comprises, incitaient les passants à projeter leur attention vers l’enseigne circulante placée sur le toit-terrasse ; un annonceur qui prenait quatre-vingt-dix pourcent de l’attention des passants.
« Dans cette ville, aucune place n’est perdue. Chaque lieu se transforme jusqu’à trouver sa plus grande utilité. » encore une remarque de Célie que j’avais pu la caser à la fin d’un article militant.
Comment avait-elle été entraînée si jeune à trouver la description juste, celle qui présentait la spécificité de ce qu’elle voyait, et pas seulement comme tout le monde, de porter un témoignage instantané sur son ressenti ? Je n’avais pas encore eu l’idée de le lui demander. Moi-même, je ne prenais guère le temps de lui parler de mes activités et passions de journalisme. Par surprise, me voici à faire mon métier, pour vous, sur mon temps désormais trop libres.
En ces temps troublés, c’est sa propre histoire que j’ai choisi de vous conter. Telles de fortes marées, ses synchronicités l’ont porté hors de ses rivages habituels ; elle emprunta des voies d’innovation qui participèrent finalement au présent de ses contemporains. Elle avait moins de trente ans et tant d’espoirs ; j’en avais cinquante-quatre et déplorais le changement climatique sans avoir la possibilité de l’embrasser d’un seul regard. Célie était née avec et le percevrait toujours davantage par l'expérience des années. Lui avait-on appris cette manière de voir le monde ? Pourrions-nous également l’apprendre ?
« 25-04-44, 13:27 » déchiffra Célie sur l’enseigne du Colibriaire malgré sa vision floue. Elle mesura l’avance qu’elle avait acquise grâce son déjeuner sauté par manque d’appétit. Elle se posta à trois cents mètres du monument. Le vol en Colibris lui était offert à quatorze heures vers Bougival, maison Verneuil. Un Colibri rayé de vert et blanc longea la Seine à ras des magnolias. Elle vacilla, leva les bras en signe de protestation, vain vu la vitesse du bolide, plissa ses yeux d’amande et finit par s’essuyer les paupières.
La plupart des Colibris s’envolaient avec l’assurance d’un chauffeur professionnel aux commandes. Pour quelques propriétaires, l’unique manière de réduire les coûts était d’apprendre à les conduire, parfois comme sport de détente, parfois comme moyen de performance.
A Paris ou Delhi, quel que soit son parking, un hydrocoptère Colibri trônait sans tarif promotionnel et se laissait bichonner avant toute montée de voyageur. Les règles de l’art étaient celles-ci : son propriétaire avait à payer chaque simagrée inscrite sur les tableaux de bords, en contrepartie des services qu’il rendait ; rapidité et minutie de conduite autant en rues bondées qu’en navigation fluviale, lors de poussées dans les airs, de reprises au sol et en surfaces aquatiques.
Un trio de Colibris s’achemina vers le parallélépipède, arborant sur leur coque extérieure, des blasons distinctifs. Célie se demanda si la famille Verneuil avait désormais décoré son hydrocoptère du logotype de son entreprise pour le diffuser dans les airs à chaque vol.
Verneuil Entreprise créait, distribuait les ailerons métalliques et écaillait à ce jour soixante pourcent des Colibris en état de fonctionnement, soit un parc de trente mille appareils produits en France. Pierrick Verneuil, le dirigeant à l'embonpoint bonhomme, avait rencontré Célie durant l’année 2036. A dix-huit ans, déjà artiste plasticienne, elle avait croqué, puis modelé en 6D des œuvres qui firent la mémoire des festivités d'ouverture du Colibriaire parisien, une installation pour exposition artistique, intitulée Foule-folle-6D, et douze tableaux muraux.
Au fil des années, l’installation Foule-folle-6D garda son attractivité pour le grand public, comme labyrinthe d’un mètre carré d'activités à voir, toucher, sentir, arranger, avec la spécificité de ne comporter aucune vidéo, pour réexpérimenter l’ambiance de la fête municipale du 22 mars 2036. "Une pièce d’art", répétaient les critiques, "pas un journal de l’événement". Les journalistes en prirent pour leur grade, je me souviens de cette époque où je n'étais pas encore indépendant et d'un patron qui parlait d'une jeune artiste douée comme le diable. Par chance, je la connaissais. Je la gardais dans mon cercle d’informateurs, elle n’avait encore l’esprit enfermé dans aucune caste professionnelle. [voir revue Esprit juin 77]
Les douze tableaux abstraits tirés de l’œuvre 6D se vendirent en à peine quarante-huit, dès les félicitations de la mairie le 22 avril. Pour remerciement de la part de son commerce, Pierrick Verneuil contacta Célie et lui proposa un baptême de Colibri, avec escale d’un premier verre à sa villa de Bougival.