Vestiaires de l'abîme par Valerianne

Campagne commencée le jeudi 12 mars 2015

Rounds Mots Signes Temps
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Round 1/33 écrit le jeudi 12 mars 2015

173 mots | 1238 signes

L’homme se leva, un peu titubant, d’un canapé défoncé. D’habitude, il dormait dans la chambre à côté, mais cette nuit-là, rentré très tard, à la presque aube, il n’avait pas eu le courage de s’étendre dans son lit. Déjà, avoir dû monter la vingtaine de marches abruptes qui menaient à son antre lui était apparu un obstacle difficile.

La pièce où son corps incertain semblait flotter était un grand atelier, aux murs tâchés, très encombré, où s’entassaient toutes sortes de matériels, pinceaux, détritus, bouteilles, cartons, pots et tubes de peinture, papiers froissés, livres, photos abîmées, photos de viande, de nus masculins, d’animaux, photos d’identité déchirées, journaux jaunis, radiographies, toiles, dont certaines retournées, d’autres tailladées… Une sorte de chaos curieusement organisé, où chaque espace semblait occupé, avec sa vie propre.

La lumière du soleil traversait la poussière accumulée sur les fenêtres, et dans cette grande pièce informe, ce capharnaüm où il errait ce matin-là, un peu blême, emporté par lui-même, il semblait aussi curieusement dans son élément, comme accordé à ce désordre.

Le chaos à l’état d’humanité.

Round 2/33 écrit le jeudi 12 mars 2015

749 mots | 4575 signes

J’aime m’amuser ; d’habitude, la nuit, je vais dans des bars, parfois aussi dans des cercles de jeux. Je dors ensuite un peu, quelques heures, et je me lève quand il commence à y avoir de la lumière, je travaille ensuite jusqu’à midi… je garde le reste de la journée pour moi, pour voir mes amis, pour boire, pour partager ma vie avec les autres.

On dit que ma peinture est cruelle. Mais c’est la vie qui est cruelle, beaucoup plus cruelle que mes tableaux. La vie passe tellement vite, elle est là, on la passe avec la mort par-dessus, par-dessous, car la mort nous accompagne toujours, on est toujours tout prêt de la mort. Quand on est très jeune, on n’y pense pas, enfin moi j’y pensais quand même, mais avec l’âge, forcément, c’est plus angoissant.

J’aime beaucoup rire, et voir les autres rire, sourire, joyeux, vivants, éphémères. J’ai d’ailleurs toujours voulu, sans jamais réussir, peindre le sourire. J’aime le luisant et la couleur qui viennent de la bouche, j’aurais voulu peindre la bouche comme Monet peignait un coucher de soleil. Mais finalement, c’est le cri qui est sorti.

Je fais essentiellement des portraits d’amis, de personnes que je connais et que j’aime bien. On me dit qu’ils sont souvent laids sur mes tableaux. J’aime voir les gens beaux, mais quand on travaille, la laideur marche mieux avec le sens de l’esthétisme. Et je pense aussi qu’il faut déformer la vie pour attraper la réalité, déformer la vie pour mieux la retrouver.

J’ai commencé à peindre assez tard, vers 30 ans ; avant, j’ai préféré m’amuser ; j’ai travaillé un peu, comme valet de chambre notamment, mais dès que j’avais de l’argent, je le dépensais avec mes amis.

Je n’ai jamais décidé de devenir peintre. Ce n’est pas une vocation. Mais en voyant un jour une exposition, je me suis dit « tiens, et si j’essayais d’aller vers la peinture ? »

Quand je suis né, la guerre était proche. Et puis il y eut une autre guerre, et d’autres violences encore. J’ai passé toute ma vie comme ces guerres. Cela rentre forcément dans la sensibilité, sûrement, même si ce n’est pas conscient, c’est là, tapi. On est entouré par toutes ces violences. Parce que la vie est violente.

Je ne suis pas un intellectuel, d’ailleurs, très souvent, je ne pense pas, ma tête est vide. Je fais des images. Je commence un tableau, et petit à petit, les images arrivent. Par accident. Voilà. Et quand le tableau est fini, je ne pense jamais plus à lui. La vie du tableau, une fois terminé, m’importe peu. Il faut de toute façon qu’il parte de chez moi, qu’il ait sa vie propre. Je n’aime pas l’idée des fondations qui regroupent les œuvres, je n’aime pas les mécènes qui créent une collection, un tableau doit avoir un destin imprévisible, fait d’accidents, comme la vie.

Je fais de la peinture pour moi-même. Si on me dit qu’elle aide l’autre à vivre, comment dire, je m’en fous un peu, je n’y ai pas pensé, et puis je ne suis pas médecin. Ceci étant, je ne me pense pas comme peintre non plus. J’ai toujours pensé que je serais forcé de faire un métier qui ne m’intéresserait pas. Je n’avais jamais pensé à gagner ma vie par la peinture. Et puis c’est arrivé. Maintenant, elle est là, elle s’est imposée.

J’ai détruit des tableaux, beaucoup, mais pas assez. La destruction aide à la création. Et la création est source de critique. Il faut être critique et exigeant envers soi-même, et ne surtout pas tomber dans le piège de l’auto-complaisance. C’est à ce prix-là seulement qu’on peut tendre vers quelque chose d’intéressant.

Sur le plan technique, je travaille souvent avec du pastel. Certaines couleurs sont impossibles à trouver dans la peinture à l’huile ou dans l’acrylique, alors j’utilise le pastel. Je travestis ainsi la réalité. C’est Van Gogh qui disait : « Pour le réalisme, il faut dire des mensonges ». Et bien, je suis un grand menteur. Un grand menteur persuadé que c’est par le biais des accidents de la vie, par le biais du hasard et de l’imprévisible, qu’on peut tendre au plus près à sa vérité et liberté profonde.

Dernièrement, un piteux journaliste d’une non moins piteuse revue d’art – je me demande d’ailleurs pourquoi j’ai accepté de le recevoir - m’a demandé d'un ton grave si je croyais à l'existence de Dieu. Mais pourquoi donc me poser une question aussi idiote ?... Déjà, si on peut croire en soi…

Round 3/33 écrit le samedi 14 mars 2015

326 mots | 2143 signes

Service social de la Mairie – Visite à domicile de Monsieur XXX Suite à signalement des voisins

Monsieur XXX vit dans un appartement qui semble insalubre et envahi d’objets de toutes sortes ; il semble tout garder, entasser des objets inutiles, le désordre en devient imprescriptible.

Peut-être est-il collectionneur. Mais de quoi ? de journaux ? de sacs poubelles ? de détritus ?...

Il n’arrive apparemment pas à jeter. Même les restes de nourriture qui pourrissent et dégagent une odeur nauséabonde.

Comment fait-il d’ailleurs pour se nourrir ? pour ranger ses courses ? pour se laver ? tous les coins et recoins sont utilisés, la baignoire est encombrée, l’évier de la cuisine envahi, la cuisinière hors âge, il n’y a même pas de lit apparent.

Il est aussi d'apparence négligée ; ses vêtements sont tâchés et troués par endroits, complètement froissés, de couleur informe.

Il dégage une odeur désagréable (mélange de sueur, d’alcool, de produits chimiques…). Il n’est pas sûr qu’il se lave tous les jours. Ou même toutes les semaines. Ses cheveux sont emmêlés, et il est mal rasé.

L’entassement des objets, notamment de produits facilement inflammables (peinture…), peut faire craindre à un risque d’incendie. D’autant que Monsieur XXX est fumeur et semble également boire.

A noter qu’il ne se plaint pas, il ne demande rien, se montre indifférent à toute suggestion d’aide. Très étonné de notre visite. Défensif voire agressif.

Nous ignorons ce qu’il fait de ses journées. Il n’a pas voulu répondre dans un premier temps, puis a évoqué la peinture, en nous disant ensuite de foutre le camp – « Je vous fais l’aumône d’une réponse, maintenant partez ! » - mais vu l’état des toiles, et ce qui y est peint, ainsi que son apparence physique et son état mental, nous doutons que cela soit son vrai métier. Il semble plus ressembler à un chômeur de longue date, qui s’est marginalisé, détérioré voire clochardisé (même s’il n’est pas à la rue).

Suite à donner ? Service de psychiatrie à contacter ?

Round 4/33 écrit le mercredi 18 mars 2015

597 mots | 3885 signes

Il marchait avec nonchalance dans la nuit. Il en aimait la pénombre, le silence, la solitude. Elle était le repaire de son âme, elle l’enveloppait avec douceur dans une torpeur ouatée où tout était possible. Dès son enfance, elle avait joué le rôle d’amie discrète, d’alliée efficace dans le chemin, souvent douloureux, de l’acceptation de lui-même. Habitué, dès son plus jeune âge, à provoquer le rejet d’autrui - nourrisson, il vomissait systématiquement le lait de sa mère qui avait fini du coup par le prendre en grippe - il trouvait maintenant confortable cette position d’exclu, et s’en délectait même.

Il en avait beaucoup souffert un temps, surtout durant l’enfance, cet âge où le conformisme est de règle, où on souhaite plus que tout être accepté, aimé, ou au pire se fondre dans l’anonymat du groupe, mais il n’avait pas pour autant voulu céder à ce qu’il sentait comme étant le noyau intime réel et authentique de sa personnalité. Il était décalé, différent, inassimilable. Déstabilisateur sans le vouloir, âme maudite sans le chercher, rebelle et provocateur sans en avoir toujours conscience… Et surtout sélectif, très. Du genre à ne pas se laisser embarquer facilement. Ni par les idées, ni par les gens. Pas forcément par méfiance. Mais tout simplement parce qu’il n’avait jamais été de l’affirmative.

Les gens, il ne les appréciait pas beaucoup. Les estimait encore moins. L’indifférence était devenue le sentiment le plus fréquemment ressenti à leur encontre. Misanthrope assumé depuis quelques années, il se tenait physiquement éloigné, à l’écart du monde, de leur monde. Aveugle et sourd quand ça l’arrangeait, quand il croisait quelqu’un. Un vrai handicapé des échanges sociaux. Un « freaks » des temps modernes. Trop lucide sur les compromis – compromissions – qu’il faut faire, pour être accepté par la norme, le groupe, la société.

Trop peu soucieux de plaire aussi.

Lucide, il savait que pour préserver ce qu’il était, fondamentalement, il y avait un prix à payer, sa solitude. Mais la solitude ne lui faisait plus peur. Il y avait goûté, au départ avec appréhension, puis avec délectation, et elle était maintenant devenue une drogue. L’opium de ses pensées. Le témoin de ses errances. L’amie fidèle de ses nuits d’insomnie. Complice, quand il regardait, pendant des heures, la toile déchirée qu’il avait trouvé il y a quelques semaines, dans la poubelle de son quartier, petit miracle où il aimait se fondre, en buvant du whisky et en fumant ses Gitanes sans filtre. Tableau où le cri silencieux qui semblait sortir de la toile résonnait en écho à toute son âme. Comme s’il n’était plus seul.

Les relations humaines, il ne les appréciait pas. Il ne s’était d’ailleurs jamais reconnu dans les liens affectifs, d’amitié ou d’amour. Il trouvait ce type de relations trop souvent « exhibé » par les autres, et donc bien peu authentiques. Il avait toujours été d’ailleurs essentiel pour lui, et dès son plus jeune âge, de s’en affranchir, car trop complaisantes, trop narcissiques… relations « miroir » où l’autre sert de béquille pour combler un ego vacillant, et qu’il préférait vomir. Sans regrets. Il leur préférait des sentiments plus décapants, plus vrais, comme le dégoût, la honte, le mépris, la peur, la colère, toutes ces sensations qui lui faisaient se sentir en vie, tous ces sentiments inavoués qui font la fange de l’humanité, et qui lui permettaient de se sentir partie prenante d’un monde plus noir que le rose guimauve des sentiments dégoulinants que décidemment, il abhorrait.

Curieusement, c’est par ce cri-là, qu’il se sentait enfin relié. A l’humanité. Même si elle était pour lui toujours aussi désespérante.