Audrey prend des notes sous le nerf de ma voix, Eric devient fébrile, prêt à foncer pour répondre à l’urgence de mes propos…
(Et voilà je vais devoir me taper le Eric toute la journée. Son air de cocker me déprime chronique. Elle le voit pas qu’il est out ! J’en peux plus de me le traîner Il essaye même pas de me sauter Et pourquoi on fait équipe ensemble ? Merde ! D’accord Philippe se serait pas mieux il me mettrait la main aux fesses Chercherait à me prouver la supériorité d’avoir une queue Mais il est inoffensif Juste stupide et certainement blindé à mort Eric le boulet Cadeau de ma supérieure La suceuse glaciale et snob qui nous tient sous sa coupe Il n’y en a plus pour longtemps Sa date de péremption approche Noir sur blanc dans mon contrat d’ici deux ans elle gicle et je constitue mon équipe Tenir Serrer les dents)
(Ils me détestent tous Je le vois bien Je suis trop vieux pour eux Innocents Ils me croient incompétent Ils n’ont rien vu venir de la crise arrivée Je le savais moi Et ce n’est que le début Ils parlent déjà de reprise Innocents J’ai vécu celle de 2008 Elle n’était qu’une répétition de cette générale Celle-ci nous nous en remettrons pas Rien n’y fera Nous sommes foutus Tous Pas seulement nous les financiers Le chômage à cinquante ans Je l’ai toujours envisagé Il faut que je réfléchisse à ce que je veux faire Bientôt Laisse tomber les costumes étriqués Respirer large je suis fatigué de sentir les quenottes d’Audrey sur ma nuque De supporter les regards suspicieux d’Olivia Elle semble si sûre d’elle Cette femme me fait pitié Je vais pouvoir tout envoyer chier Je le sens Enfin une bonne nouvelle Cinquante ans J’en suis à la moitié Mes rêves sont à venir Je les connais Eux ils ignorent qu’ils en ont J’ai de l’avance Il était temps que cette crise arrive Je suis heureux)
- Nous sommes d’accord ?
Ils acquiescèrent et s’en furent.
Mon équipe rapprochée n’était pas la plus mauvaise, mais celle avec les dents les plus longues. J’avais été nommée il y a trois ans à ce poste à la place d’Eric, disqualifié par son âge. Lorsque Audrey déploierait son attaque, je quitterais cette entreprise. Il me restait deux ans. Je m’étirais comme mon prof de yoga me l’avait enseigné pour m’oxygéner. Je regagnais mon bureau, me servis un verre, examinais la pile de dossiers et commençais la rédaction des notes que Rosie transformerait en courrier intelligible.
Quand la fin de la journée arriva, je n’avais pas revu Messner. J’étais satisfaite d’avoir circonscrit cette crise, bien que je susse que d’autres pointeraient leurs gueules tout en béance dès les jours prochains.
Le téléphone sonna au moment où j’avais décidé de rentrer.
- Oui, bien sûr, pardon j’avais oublié que nous devions nous voir…
Le contrôleur de gestion montait me présenter le budget que je voulais attribuer à la mise en place de notre stratégie positiviste.
Il y avait longtemps que je n’avais pas crié de bonheur ainsi. Quel pied ! Je peinais à reprendre ma respiration et mon corps se plissait de plaisir. Ses doigts emprisonnaient ma main, un vrai délicat. Il se redressa sur un coude, m’embrassa l’épaule.
- La salle de bains ?
- Tout de suite à gauche
Parfait, il est parfait. Quand il était apparu quelques heures plus tôt dans l’encadrement de la porte du bureau, j’avais oublié pourquoi il m’avait plu. Un peu trop mince. Cheveux plaqués, boy scout endimanché. Nu à mes côtés il s’était révélé plein de surprises et judicieusement mutique.
- J’y vais
- Tu ne restes pas ?
- Pourquoi, tu le voudrais ?
Il me souriait presque méchamment. Il faudrait que j’apprenne à me taire, moi aussi.
J’étais devant ma table de travail, il était à peine cinq heures, un coin bureau que j’avais aménagé dans un angle de mon loft. Toujours aussi perplexe. Je traçais des signes avec ma main gauche et cherchait à me convaincre que si ma main bougeait, j’écrivais.
Crétin d’éditeur ! Un autre Messmer. Par une chaude après midi de juin, j’étais venu lui proposer un livre sur l’économie, un mode d’emploi pour néophyte, un ouvrage pour vous familiariser avec les termes abscons que nous employons entre nous comme un langage secret entre membres d’une secte abâtardie.
Il m’avait souri et son visage de Droopy vieillissant avait pris une expression obscène. J’étais certaine que ma robe rouge sans manches n’était pas transparente. Je croisais les jambes aussi bas que me permettaient les talons de douze centimètres de mes sandales. Mon apparence ne pouvait pas m’attirer que les jeunes chiots, d’autant que les moins de vingt cinq ans préféraient le style gothique. Plus sexy dangereux. J’attirais les pépères pervers. Je secouais furieusement la tête et j’arrêtais instantanément quand il commença à baver. Il m’avait alors expliqué en termes choisis, je dois lui reconnaître un vocabulaire d’une grande richesse, que seule la chicken littérature avait de l’avenir. Il me proposait d’écrire le parcours d’une jeune dinde avec forces anecdotes et intermèdes sexuels, au cœur de la bourse. Il avait, à ce moment, fait une plaisanterie d’une grande vulgarité, pour me donner le ton certainement. Je n’avais pas su dire non. J’avais cru pouvoir donner un peu de tenue à ce postulat de départ. Et maintenant en pyjama, les pieds nus et glacés, je séchais sur le deuxième chapitre répugnant à ce que mon héroïne suce M. pour gagner un niveau supplémentaire.
Etienne, que j’avais surpris il y a deux soirs, lire sans vergogne mon premier jet, m’avait expliqué que c’était de la balle, qu’il fallait qu’elle en chie d’abord un max, que plus son parcours initiatique serait trash, plus sa réussite serait jouissive et sa vengeance, un grand trip, que les meilleurs jeux vidéos ne procédaient pas autrement.
Je n’avais pas envie d’écrire aussi pourrie que la vie.
Mon neveu avait repris sa planche, s’était tiré de mon appart de bourge et m’avait lancé une formule définitive sur ma sentimentalité de vieille peau.
- Dommage t’es encore canon. Son baiser m’avait fait claquer le tympan, je n’avais senti que son menton pointu et la piqûre de ses premiers poils. Tu passerais bien à la télé !
Les ados ne devraient pas exister. Ils nous font vieillir, même ceux des autres. Jusqu’ici j’avais évité cette sorte d’emmerdements, mais le monde est rempli de personnes moins perspicaces que vous qui font des choix différents et un jour ou l’autre vous êtes confrontés à leurs erreurs.
Je décidais d’écrire l’épisode le plus sentimental de ma vie. J’espérais qu’Etienne en rendrait ses boyaux. En fait, je ne le pus pas. Impossible de décrire la plénitude de mon bonheur lorsque Thomas m’avait demandé ma main et que nous nous étions avancé devant l’autel de bric et de broc où officiait avec le plus grand sérieux un moniteur habillé de blanc. Nous avions huit ans. Je savais qu’il était l’auteur des menus larcins dont chacun se plaignait depuis le début des vacances, mais j’étais sa Bonnie et je l’ai aimé comme je n’ai plus aimé depuis. Mon dernier amour a les traits d’un môme de huit ans, un voyou tendre aux yeux clairs et aux mèches rebelles. Je sens encore le soleil sur mes joues lorsque j’ai refusé de l’embrasser sur la bouche. Les autres couples d’enfants l’avaient fait. Thomas s’en fichait, j’en ai encore le regret.
Le lendemain, j’arrivais tôt au bureau. Il pleuvait des cordes sans discontinuer. Je trouvais les messages d’Eric et d’Audrey m’informant qu’ils avaient éteints les départs de feu confirmant mon intuition qu’il y avait eu des risques d’incendie.
J’avais signé un budget conséquent pour notre stratégie de négation de la crise. Je n’espérais pas qu’il suffise. Les nouvelles étaient mauvaises. Les bourses continuaient de s’effondrer et les chiffres s’alignaient en négatifs comme autant de soldats morts. Je devais m’attendre à voir réapparaître Messmer.
Dans la matinée, Rosie m’appris qu’il s’était tenu un comité de direction international au siège à Bâle et que notre président Monsieur Godberg nous ferait une visite avant la fin de la semaine. Elle se tenait rieuse devant moi dans un tailleur de shantung de soie beige et je crois qu’elle me regardait avec amitié. Je refoulais mon envie de l’entourer de mes bras et d’embrasser sa joue ronde et parfaitement crémeuse au toucher. Je n’avais jamais compris comment elle pouvait connaître des informations si confidentielles avant quiconque dans l’entreprise. Je ne cherchais plus à élucider ce mystère. J’aimais l’écouter me rapporter ces surprenantes nouvelles et les commentaires qu’elle en faisait. Son intelligence et sa perspicacité m’avait souvent donné un coup d’avance sur ma hiérarchie. Elle avait chaussé ses lunettes dont la fine chaîne doré reposait sur ses épaules et se tenait debout devant moi sans bloc ni crayon. Elle ne prenait jamais de notes et faisait disparaître les miennes. Elle prit appui du bout des doigts sur mon bureau et poursuivit :
- Messmer sera informé de la venue de Godberg en fin de matinée, nous ne devrions pas le voir. Votre neveu a laissé un message : N’oublie pas Georges comme la dernière fois, tu es sa marraine, merde, rue Blériot 17 heures.
Je fis la grimace et je soupirais.
- Merci Rosie
Elle m’adressa un sourire à faire pâlir le soleil et s’en fût.
(Qu’est-ce qu’elle ferait sans moi Ce n’est qu’une môme Je n’arrive pas à la voir autrement Trente-cinq ans Elle grandira jamais Pourquoi je me suis attachée à elle ? Elle ne fait pas semblant Elle me regarde vraiment Les autres ne me voient pas Je connais sa peur Pourquoi elle reste là ? Nous serions mieux ailleurs Je dois la laisser décider Elle partira Les signes sont présents Les fêlures deviennent éventrements Bientôt)
Dieu, j’avais failli oublier Georges. Etienne, qui semblait ne s’intéresser à rien, avait mis en place avec deux amis et une efficacité redoutable, un parrainage de SDF qu’il organisait par l’intermédiaire d’un blog sur le web et qui fonctionnait mieux que bien. Il m’avait enrôlé de force et m’avait choisi un SDF classieux selon ses propres mots pour que ma confrontation avec la vie réelle ne soit pas trop brutale. Cela en disait beaucoup sur la façon dont il me voyait. Je regardais mes ongles à la manucure impeccable et je lui donnais en partie raison, même si j’eusse préféré me pendre que de l’admettre.
Je fis appeler Philippe et m’installais avec mes dossiers sur la table ronde qui nous servait pour nos réunions, séparée du reste de mon bureau par trois plantes en pot atteintes de gigantisme. Elles aimaient la lumière qui entrait à flot par la baie vitrée. Une fois assis, nous pouvions nous imaginer en forêt tropicale, de la même façon qu’un mini golf peut évoquer un golf de dix-huit trous. J’avais du mal à me concentrer. Je pensais au contrôleur de gestion et à notre nuit furieuse et je n’arrivais pas à en tirer un enseignement satisfaisant, sauf à conclure des vérités déplaisantes.