(little) blue boy par zesmith

Campagne commencée le jeudi 26 janvier 2017

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Round 1/60 écrit le jeudi 26 janvier 2017

754 mots | 4264 signes | 00:36:32

Il paraît que tu étais le plus beau bébé du monde. Les gens se penchaient spontanément devant ton landau : "oh qu'il est beau !" L'enfant au prénom de roi... le garçon premier né aux yeux si bleus, des anglaises de cheveux châtain sur ses épaules dodues de petit prince. Quand tu es né, une des bonnes sœurs accoucheuses s'est écriée, furieuse : "mais elle veut tuer son enfant celle-là !"... la mère, petite mère de 24 ans avait poussé trop fort. Se souvient-on vraiment des premiers mots que l'on entend ?

De toi bébé, j'ai ce portrait magnifique, de trois quarts, en noir et blanc. Tu as cet air si doux qui nous caractérise, nous les gosses S., si on ne fait pas gaffe, ces yeux rêveurs très clairs, levés au ciel, sûrement en direction d'une babiole agitée par l'assistant du photographe. Tu as un blouson blanc en coton certainement envoyé par la tante d'Amérique qui nous a garanti une garde-robe dernier cri pendant des années. Grâce à elle nous avons été des bébés très chics. On te croirait sorti d'un catalogue. Tes cheveux, la fierté de la mère, sont splendides, chatoyants, une cascade de boucles jusqu'au col du petit vêtement, encore une fois une parure de roi. La mère t'a fait la raie de côté et une barrette retient la masse des boucles au-dessus de l'oreille gauche. La finesse des traits, cette chevelure, ce sourire si délicat... est-ce pour ça qu'avec cette photo tu as gagné le concours de la plus belle petite fille ? Le royal baby pris pour une gamine... la mère en riait des dizaines d'année après. Le crève-cœur que ça avait été pour elle de couper les longues mèches, elle en parlait souvent. Je crois me souvenir que je suis tombée sur une mèche ternie, vestige en papier de soie, un jour en jouant sous sa machine à coudre avec la petite valise en carton dans laquelle elle gardait ses trésors et que je lui avais subtilisée. Elle t'a donné ce prénom qui était aussi celui du père, ça se faisait chez elle où tous les hommes premiers nés s'appelaient Jean. Ce fut ton deuxième prénom. Tu t'appelais donc comme le père. Le petit père qui buvait sûrement déjà, qui n'avait rien d'un roi sauf qu'il se tenait tout droit.

Que sais-je encore de tes premières années. Je sais que la mère et le père bossaient à l'usine (aux Cycles, le père à la chaîne et la mère à la peinture), que tu étais gardé par la meilleure amie de la mère. tu y dormais dans un tiroir de commode dans la cuisine. La mère, quand elle venait te chercher était frustrée de te trouver tout étrillé de frais, sentant bon le savon, elle ne voulait pas vexer l'amie, ne disait rien mais, de retour chez elle avec toi, précieux trésor, te plongeait dans ton second bain de la journée, pour ne pas tout se faire voler, pas ce moment-là en tout cas. Peut-être pour te nettoyer de toute odeur étrangère à "chez nous", à elle ? Quand on sait l'affection maniaque et jalouse que tu porteras plus tard à ta crasse, on peut sourire, je souris.

Je pense à toi sous la douche, à la fin. replié sur toi, assis sur le banc en plastique.

J'essaie de ne pas regarder. Je te frotte le dos, je plaisante, je regarde ailleurs, ne jamais me dire que je touche le corps de mon frère l'intouchable. Arrivé au sexe, aux fesses, je te tends le gant plein de savon, je ne peux pas et toi non plus. Mon roi nu. Qu'il a fallu qu'on en fasse du chemin, qu'il a fallu qu'on se cramponne mine de rien l'un à l'autre pour en arriver là. Mon frère tout blanc aux bras et jambes de verre, vieux avant l'âge... mon frère qui ne voulait pas se laver seul, que je devais pousser sous la douche pour nettoyer l'urine que la couche avait étalée jusqu'au milieu du dos. Quand donc ai-je hérité du poupon impérial ? Quand donc me suis-je mis à laver les cheveux désormais tout raides et blancs en faisant attention de ne pas mettre de shampoing dans les yeux encore plus bleus sous peine de t'entendre hurler ? Quand je n'ai plus eu peur, sûrement.

Je sais encore de toi bébé que la même tante d'Amérique avait envoyé une timbale d'argent pour accueillir ta miraculeuse venue, assortie d'une petite cuillère gravée soulignés par ces mots : "little blue boy".