Pas mourir par pingouin

Campagne commencée le vendredi 6 mars 2015 et terminée le dimanche 26 avril 2015

Rounds Mots Signes Temps
50/60 13124 79966 00:00:00

Round 1/60 écrit le vendredi 6 mars 2015

2 mots | 10 signes

PAS MOURIR

Round 2/60 écrit le samedi 7 mars 2015

167 mots | 1067 signes

Santo Tomas, 1er septembre 2013

« Tout jeune déjà, je ne voulais pas mourir ». Combien de fois je l’ai entendue cette phrase. Les dernières années surtout. Il ajoutait généralement que c’était un trait de caractère commun à ceux qui étaient nés après une guerre… N’importe quelle guerre ! Comme si les tueries qui les avaient précédés les avaient immunisés. Contre la mort. Au moins provisoirement !
Il ajoutait que c’était à cause de ce refus qu’il fallait périodiquement faire une pause dans les massacres. Les déplacer vers d’autres latitudes,… ou les différer. Le temps qu’une nouvelle génération ait perdu la mémoire.
À la même époque il a commencé à remplir des cahiers d’une écriture serrée, appliquée,… Fébrile. En français de plus. Curieux choix pour celui qui s’était lui-même surnommé l’espingouin. Il me refusait l’accès à ce qu’il écrivait. Face à mes demandes, il avait une réponse toute prête :
— Fanny, si un jour j’ai un accident, tu pourras tout lire.

Round 3/60 écrit le dimanche 8 mars 2015

205 mots | 1293 signes

Fanny, c’est moi. Pas vraiment un prénom mexicain ! Toute une histoire ! Il, mon père, n’aurait jamais envisagé que son enfant ne soit pas un garçon. Prénommé Marius ! Non, pas Marius,… un prénom compliqué qui ressemble à Marius. Un prénom à coucher dehors avec un nom de famille qui ne valait pas mieux. Dixit ma mère. En final, mon sexe imprévu a tout bouleversé, chamboulé. Comme on dirait dans le jargon d’ici, « imprévu is my middle name ». Façon de parler…Personne ne dirait ça !
Dans la précipitation… Marius s’est transformé en Fanny. On ne fait jamais rien de bien dans la précipitation ! Ce prénom m’aura au moins fourni l’opportunité de jauger pendant des années la stupidité des joueurs de pétanque. Connards ! Aujourd’hui, sous le ciel mexicain, mais néanmoins californien, tout ceci est bien loin. Qu’ils avalent leur cochonnet et en crèvent

Imprévu encore cet exil. Précipité ! La visite nocturne d’un des inspecteurs qui avaient embarqué mon père deux mois plus tôt. Le conseil appuyé, très appuyé, nous enjoignant de nous préparer à quitter la maison dans les quarante huit heures… Deux nuits. Puis,… Conduite accompagnée jusqu’à Orly-Sud où mon père nous attendait dans une zone réservée !

Round 4/60 écrit le lundi 9 mars 2015

224 mots | 1447 signes

Moi qui n’avais jamais vu un avion de près ! Rattrapage ! Deux d’un coup ! Plus exactement successivement. Premier vol vers les Etats-Unis. Pays mythique, mais entretenant alors avec la France des relations plutôt conflictuelles. Le retrait du commandement militaire de l’Alliance Atlantique avait fait, deux années auparavant, beaucoup de bruit. Même pour quelqu’un qui n’en aurait pas été informé, le comportement de la police des douanes étasuniennes ne laissait aucun doute. Il s’agissait d’en faire baver à ces ridicules bouffeurs de grenouilles qui n’arrivaient pas à construire une phrase intelligible. Je me voyais déjà cuisinée par une de ces femmes plus larges que hautes, boudinée dans son uniforme, dont le gros calibre porté ostensiblement sur la hanche ne demandait qu’à surgir de son étui. Et puis,… Rien. Banale vérification d’identité. Comme si nous étions attendus.
Pas de complication non plus pour quitter les States en direction du Mexique. À croire que l’on était content de nous voir repartir. Deuxième vol donc. Avec en final un atterrissage syncopé à Tijuana. Pour le coup, les poules que quelques indiennes avaient conservées en bagages à main, bien calées sur leurs genoux dans des cages de fortune, se sont mises à caqueter comme si on voulait les égorger. Comme quoi ces volailles pouvaient avoir une certaine vision de l’avenir. Plus claire que la mienne !

Round 5/60 écrit le mardi 10 mars 2015

173 mots | 1157 signes

Imprévu encore : me retrouver exportée en quatrième vitesse vers un pays hispanisant. Moi qui parlais alors le castillan – encore dixit ma mère dont c’était la langue maternelle – comme un vache l’espagnol ! Finalement, je me suis mise rapidement au spanglish. Mélange de mon petit vocabulaire d’essence maternelle et de mon anglais issu de l’écoute infiniment répétée de mes disques 45 tours. Le langage gestuel bouchait les trous.
Ici, tout le monde se comprend. Dans ce conglomérat de descendants d’espagnols ayant échappé à Franco et de nazis ayant trouvé refuge après le deuxième conflit mondial, de fétichistes des armes et de réfractaires aux guerres variées, d’indigènes,... Le plus curieux est que cet improbable melting-pot génère non seulement un langage commun, mais des archétypes d’individus unis par quelques traits dominants. Des hommes sombres, méfiants, plus ibères que s’ils avaient débarqué la veille d’un village andalou isolé. Fuyant un soleil trop chaud qui perturbe leur pratique assidue de la sieste. Et des femmes qui pratiquent interminablement la palabre à l’indienne.

Round 6/60 écrit le mercredi 11 mars 2015

320 mots | 1979 signes

Les premiers mois de notre plongée dans ce creuset polymorphe, cette uniformité hybride, une chose m’a frappée : la dislocation de ce qui nous attachait à notre passé. Celui de mes parents surtout. J’en avais dès l’enfance devinée la complexité au travers du refus de mon père d’en parler en ma présence. Mais tous deux approchaient la cinquantaine lors de notre déménagement imprévu. Un age où je supposais alors que ces réticences allaient se dissiper. Pourtant, je ne me rappelle pas avoir entendu évoquer un souvenir, une anecdote touchant à leur vécu commun… Ceci restera vrai non seulement pendant les années suivant notre arrivée, mais aussi plus tard, après ma conversion à l’œnologie et mon compagnonnage avec Luis. Mais ceci est une autre histoire,… la mienne.

Revenons aux cahiers.
L’accident, comme il disait, est advenu. Vieillissement, usure, et finalement néant.
Ne reste que ces écrits, récits d’un temps suranné. Je peux désormais les lire, faire lire... ou les détruire. Sans savoir s’ils étaient ou non destinés à être lus.
Tous les cahiers ont une même disposition : le récit ne commence que sur la troisième page ; la première porte un titre, mais est-ce vraiment un titre… La phrase-leitmotif : Tout jeune déjà, je ne voulais pas mourir. À la lecture, j’ai aujourd’hui le sentiment qu’il a utilisé cette formule comme fil conducteur de son récit. Sur tous les cahiers, on trouve à la deuxième page une ou des réflexions personnelles, parfois une citation,... Ainsi, sur le premier cahier, celle-ci :
"Le bonheur ! Vous ne savez pas comme je l’ai cherché, je m’en souviens à peine moi-même ; dans les livres graves, dans les lits douteux, dans la simplicité des choses..."
Journal de Georgette Kokoczinski (dite Mimosa), morte sur le Front d’Aragon à 28 ans, le 16 octobre 1936.
La troisième page de ce même cahier débute par un nombre : 1919.

Round 7/60 écrit le jeudi 12 mars 2015

239 mots | 1440 signes

1919

  1. Mon année de naissance. Juste un nombre : fin du massacre — d’un massacre — plus un. Mes premiers souvenirs sont tardifs. Difficiles à situer dans le temps. Quelques noms de places, de rues,… Mémoire phonétique. Cette place Sainte-Marthe, où j’habite jusqu’au grand départ. Enfin, là où habitent mes parents.
    C’est ce que j’ai pris l’habitude de dire lorsqu’on me demande mon adresse. Là où habitent mes parents. Je pourrais me contenter de dire : là où habite ma mère. Trop compliqué ! Je ne me vois pas expliquer que mes futurs parents, tous deux natifs du Havre, étaient sur le point de se mettre à la colle au moment où mon père a été mobilisé. Échanges de lettres, photos, jusqu’à ce jour de la fin octobre 1918 où il a été gazé quelque part dans la campagne flamande. D’abord hospitalisé dans un hôpital temporaire à la frontière franco-belge, il est finalement renvoyé chez lui. À quelques heures près j’ai du être conçu durant la signature de l’armistice. Mes parents se promettent alors d’officialiser leur union avant ma naissance, de préférence au printemps. Épuisé par des crises aigües de bronchite, mon père est admis à l’hôpital militaire du Havre à la fin l’hiver. Il y décède le 13 avril 1919. Quelques mois plus tard, ma mère aurait eu le statut de veuve de guerre. Elle devra se contenter de celui de fille-mère.

Round 8/60 écrit le vendredi 13 mars 2015

285 mots | 1730 signes

J’habite donc, chez ma mère, Place Sainte-Marthe. J’ignore tout à la fois ce qu’est une « sainte » — je l’ignore toujours — et ce qu’est une « marthe ». Pour cette dernière, je ne fais pas la différence avec la martre, une sorte de castor. Animal inconnu dans mon Belleville natal. Cette place est comme une verrue plantée sur une rue qui porte un nom inconnu des petits parisiens de l’époque, rue du Chalet. La majuscule m’évoque alors une célébrité inconnue. Un général ?

Des rues du quartier, je me souviens surtout qu’elles montent toujours, et pas qu’un peu. Epuisante torture. Me souvenir de leurs noms réveille d’anciennes douleurs dans mes mollets. À commencer par la rue sainte-machin, le même nom que la place. À peine plus large qu’un passage. Elle vit au rythme de ses fenêtres, sources de sons et d’odeurs. Chaque fois que j’en entame l’ascension, d’une interminable brièveté, je suis informé tout à la fois sur ce qui se prépare dans les cuisines et sur le programme que diffuse à cet instant la radio, la TSF. Les postes secteur sont apparus depuis peu, et les premiers possesseurs tiennent à ce que toute la rue soit informée de leur accès à la modernité. Nous mêmes, malgré notre relative pauvreté, ne tarderons pas à nous équiper d’un « Ducretet » dont la petite taille est compatible avec l’exiguïté de notre carrée. Ceci nous permet d’écouter des chansons qui nous portent loin de notre quotidien…couché dans le foin avec le soleil pour témoin. Je n’ai aucune idée de ce à quoi peut ressembler une botte de foin,… je me rattraperai plus tard ! Quand au soleil qui peut s’infiltrer sur notre place étroite…

Round 9/60 écrit le samedi 14 mars 2015

187 mots | 1211 signes

Ascension terminée. Je débouche sur la grande artère du quartier, du moins lorsqu’on débarque de la place sainte-truc ! La rue dite de Sambre et Meuse. Son nom me ravit. M’amuse plutôt. À cause de la chansonnette qu’entonnent en la dévalant d’effrontés gamins : « Le régiment de Sambre et Meuse partait en guerre contre les pommes de terre… ». J’ai oublié la suite. Afin de claironner ce chant martial dans les règles, il convient d’emprunter la rue dans le bon sens, le descendant. Direction le canal. Quai de Jemmapes. Le vivier à écrevisses. Un bout de ficelle terminé par une épingle à nourrice, un morceau de viande pas nécessairement d’une grande fraîcheur… Quelques secondes. Près du quai. Là où l’eau est stagnante,… et l’épingle ressort couverte de bêtes à pinces. On raconte alors que cette prolifération crustacière est due aux cadavres qui tapissent le fond du canal. Crimes crapuleux ? Suicides ? Ou animaux domestiques devenus trop encombrants ?
Impensable de consommer ces avaleurs de carcasses décomposées. Les produits de la pêche finissent dans des coins retirés, censés surprendre les passants. Porches d’immeubles, par exemple.

Round 10/60 écrit le dimanche 15 mars 2015

223 mots | 1310 signes

Jusqu’au jour où, alors que je dépose ma pêche au coin d’un de ces porches, j’entends un hurlement derrière mon dos.
— Qu’est-ce que tu fous… petit con !
Je ne sais plus trop si c’est moi qui amorce un demi-tour ou si c’est le l’énonciateur du hurlement qui me saisissant par les épaules me contraint à me retourner vers lui. En tout cas, je me retrouve face à un géant, vieux mais baraqué. Vieux, c’est à dire pour moi plus de trente ans. Et géant comme le sont tous les adultes, sauf les nains qui se produisent dans les cirques. Ou les vraiment très vieux. Ce que je perçois surtout, c’est la force avec laquelle il me secoue, risquant de démantibuler ma frêle carcasse.
Après quelques secondes, il relâche son étreinte. J’en profite pour m’échapper. Au pas de course. Vers la sainte au nom de castor.
De ce jour, mon engouement pour les écrevisses va aller décroissant. Pendant quelques temps, j’évite le Quai de Jemmapes, même pour une simple promenade.
Et puis, la curiosité l’emporte sur la peur. Je retourne me promener sur le lieu de mon forfait, sans ficelle ni épingle à nourrice. Mais je n’y croise personne. Le porche est toujours là, mais désert. La boutique située à sa droite semble abandonnée. Vitres blanchies.

Round 11/60 écrit le lundi 16 mars 2015

150 mots | 976 signes

Les mois, les années, s’écoulent. Ma mutation, de l’enfance vers l’adolescence, est accompagnée par une autre, moins personnelle. De l’après vers l’avant-guerre. Réarmement généralisé ! Conjonction ! Future source de découvertes !
Jusqu’à cette soirée hivernale de 1932.
L’été précédent, ma vie avait basculé. J’étais en possession du laisser-passer vers une carrière brillante : le certificat d’études. En fait de carrière, j’allais bientôt me trouver en face d’une réalité peu réjouissante :
— Ce n’est pas que nous ne voulons pas vous embaucher, mais vous comprenez, avec près d’un million de chômeurs et une production industrielle qui dégringole ! Et puis, il ne faut pas vous faire d’illusions. Les salaires des ouvriers professionnels ont chuté de plus de 10 %. Alors pour un gamin qui n’a encore jamais travaillé ! Si vous êtes trop gourmand vous ne pourrez que vous en prendre à vous-même.

Round 12/60 écrit le mardi 17 mars 2015

201 mots | 1153 signes

Dans ces moments-là, on est vraiment tout seul, persuadé que plus rien ne peut arriver.
C’est à cette même époque que, déboulant nonchalamment la rue de Sambre et Meuse, je vois s’ouvrir brusquement la porte d’une boutique qui n’avait pas jusqu’alors éveillé ma curiosité. Une voix en surgit qui me ramène quelques temps en arrière.
— Qu’est-ce que tu fous là, il n’y a pas d’écrevisse dans cette rue !
Je balbutie que je suis à côté de chez moi, que je me promène, que je ne fais que passer, que…
— Bon alors, tu restes à te geler dehors ou tu entres ?
Le soleil baisse, il fait froid, mais j’hésite encore.
— Et oui, j’ai déménagé… C’est la vie !
Finalement, pourquoi pas ? Je franchis la porte. Pas de piège. La boutique est médiocrement éclairée par une ampoule un peu jaune, pendant du plafond. Les murs recouverts de rayonnages sur lesquels les livres le disputent à la poussière. Dans un coin, un poêle. Au milieu, une grande table, plus exactement des planches reposant sur des tréteaux. Et des piles de journaux que je n’ai jamais vus nulle part ailleurs.

Round 13/60 écrit le mercredi 18 mars 2015

152 mots | 929 signes

— C’est de journaux pour adultes.
Je baisse les yeux. Pourquoi a-t-il jugé nécessaire de me donner cette précision. Journaux pour adultes ? Peut-être des journaux cochons ? Je ne sais pas trop bien ce que peuvent contenir de tels journaux, quels dévoilements masqués. Risquant un œil il m’apparaît évident que ce n’est pas de cela qu’il s’agit. La voix précise :
— Remarque qu’il n’y a pas beaucoup d’adultes qui les lisent ! C’est bien ça le problème.
Que dire ? Chez moi les livres sont rares. Les bibliothèques de prêt suffisent largement à étancher ma soif de lecture. Quant aux journaux…! Surtout ces journaux qui visiblement appartiennent à une catégorie indéfinissable.

Ainsi se termine ma première brève rencontre avec Marcel. Avant que je sorte, il prononce ces quelques mots :
— A l’occasion repasse, j’ai quelques bouquins que tu pourrais lire.

Round 14/60 écrit le jeudi 19 mars 2015

268 mots | 1722 signes

Je repasse une ou deux semaines plus tard, et puis,… de plus en plus régulièrement. Le livre. La lecture prend alors une place croissante dans ma vie. Je délaisse sans regrets la littérature enfantine où l’on retrouve pêle-mêle des œuvres plus ou moins grandes — expurgées jusqu’à l’insipidité — et des récits d’aventures aux personnages enfantins. Quitte à partager par la lecture la vie d’autres enfants, je préfére ceux des livres que me prête Marcel les jours où je m’aventure dans sa librairie. Du Jacques Vingtras de « L’Enfant », une des mes premières lectures de jeune adolescent, au Ferdinand de « Mort à crédit » qu’il me fera découvrir alors que j’entame ma transition vers l’âge adulte.
Parallèlement à mes découvertes littéraires je fais peu à peu connaissance avec les habitués de l’antre de Marcel, pas toujours beaucoup plus âgés que moi. Une dizaine d’années de plus tout de même ? Peut-être moins ? En tout cas suffisamment jeunes pour se sentir préoccupés par les menaces qui se profilent à l’horizon. Marcel les interpelle régulièrement aux cris de « Alors les jeunes… », ou « Hé les gamins… ». Si certains habitués appartiennent à la catégorie des grandes gueules, une majorité baisse la voix lorsqu’un individu mal ou non identifié – moi ou un autre – s’aventure dans la librairie. Quelques-uns ont un accent italien, d’autres d’Europe centrale (on dit alors russe, sans distinction d’origine). Quand à Marcel, dont le père était né à Varsovie, et la mère à Manchester d’un père autrichien et d’une mère hongroise, il bénéficie de l’accent gouailleur d’un pur Bellevillois.

Round 15/60 écrit le vendredi 20 mars 2015

291 mots | 1799 signes

Peu à peu, je repère parmi les présents les rédacteurs de ces publications que Marcel m’avait présentées au cours de ma première visite comme des journaux pour adultes qui n’étaient pas lus par beaucoup d’adultes. Au fil des mois, ma présence se banalise. Marcel et sa femme, Valentine, m’ont pris en sympathie.
Lorsque je pousse la porte en rentrant du travail…
Parce que j’ai trouvé du travail. Rien de bien reluisant. Grâce au bouche à oreille je suis rentré comme apprenti chez un artisan qui fabrique des corsets, un des rares secteurs qui ne faiblit pas malgré l’approfondissement de la crise. Grâce à mon certificat, j’ai l’espoir d’y devenir facturier… Un jour ! Si je paraîs suffisamment sérieux et consciencieux à mon patron. En fait d’apprentissage je fais surtout celui de l’usage du balai au milieu des rangées d’ouvrières. Lorsque j’approche il s’en trouve toujours une pour m’ébouriffer les cheveux de la main, comme on ferait à un chien un peu fou. Et quand je m’éloigne, je perçois de petits rires et des plaisanteries que je fais semblant d’ignorer.
Si mon travail n’a rien de passionnant, il présente au moins l’avantage de laisser mon cerveau totalement disponible une fois la journée terminée. J’ai rarement le désir de rentrer rapidement chez ma mère. Je sais que de toute façon je me retrouverai seul dans notre pièce unique de la place Sainte-Marthe. Ce n’est pas la maigre aumône que m’octroie mon corsetier qui risque de faire bouillir la marmite.
Ma mère n’a pas vraiment d’heure pour rentrer du travail. D’ailleurs rentre-t-elle du travail ? Ou a-t-elle, en dehors de chez nous, ce qu’on appelle une vie privée ? A moins qu’elle soit seulement privée de vie !

Round 16/60 écrit le samedi 21 mars 2015

361 mots | 2271 signes

Je pousse donc bien souvent la porte de Marcel et Valentine durant l’hiver 1932-1933. C’est vraiment pousser qu’il faut ! Tout est pétrifié par les gelées tenaces qui semblent ne jamais vouloir en finir. La porte est refermée en toute hâte, parfois d’un coup de pied bien appuyé de Marcel. Je sens la chaleur envahir mes mains paralysées. Lorsque Valentine est présente, elle m’annonce qu’elle va me faire chauffer un chocolat. Les premières fois je refusais poliment, trop heureux que mon refus ne soit pas pris en compte. Dans l’attente de ce moment où la chaleur du breuvage viendrait me réchauffer les mains à travers la tasse, avant de me ramener à une température compatible avec une survie décente. Depuis la mi-janvier, j’ai tiré un trait sur ces manières stupides, considérant comme naturel que l’on me prodigue ici des soins que je ne trouverai pas chez moi,... Enfin chez ma mère.
Réchauffé, je récupère une chaise bancale qui traîne dans un coin, au cas où quelqu’un voudrait s’asseoir. Je m’installe à proximité des piles de journaux. J’en saisi un, au hasard. Pour moi tous se ressemblent. Seuls leurs formats et l’éventuelle présence d’illustrations les distinguent à mes yeux. Certains comportent sur leur couverture le dessin d’un colosse brisant à coup de masse la chaîne qui entoure un globe terrestre. L’image ne me dit pas grand chose, mais à la regarder je sens naître en moi une sensation de force, de puissance, comme celle que peut donner la contemplation d’un forgeron maîtrisant le fer et le feu.

Feuilleter me fait patienter jusqu’à l’arrivée des habitués. Même si aucun d’eux n’a le physique du briseur de chaînes, j’établis un lien évident entre eux et l’image. Par habitude, je peux presque prédire dans quel ordre ils vont arriver. Au moins pour les premiers qui me saluent d’un tonitruant — salut môme — quand ils m’aperçoivent. Leur présence est déterminante. Premiers arrivés, c’est eux qui se trouvent en quelque sorte en charge de lancer la conversation. Les retardataires, ou ceux qui sortent plus tard du travail, n’auront plus qu’à s’accrocher en route au débat — parfois polémique — qui est engagé.

Round 17/60 écrit le dimanche 22 mars 2015

500 mots | 2859 signes

Ce jour c’est le froid qui échauffe les esprits. Après quelques remarques pour savoir si l’on a déjà connu ici, à Paris, une température aussi glaciale, une comparaison pourtant banale va mettre le feu aux poudres :
— C’est un froid sibérien.
Le maladroit a perdu une occasion de se taire. La réplique, cinglante, ne se fait pas attendre. C’est un des habitués à l’accent slave qui rugit :
— Qu’est-ce que tu en connais toi,… du froid qu’il fait un Sibérie !
La soirée ne fait que commencer, mais on en connaît déjà le sujet. Ce sera la Russie, ou plutôt comme on dit alors : l’URSS. Sujet fétiche d’affrontement. Ça fuse de partout :
— D’abord, moi je ne suis pas d’accord pour que l’on accepte d’utiliser le sigle URSS. C’est une capitulation devant un empire qui n’est ni une union, ni une république, ni socialiste, ni soviétique.
— Tout ça c’est de la faute à ton Lénine !
— Vous me faites marrer à toujours parler de la Sibérie,… parlons de l’Ukraine ! Il y en a que ça gêne, hein, qu’on parle de l’Ukraine !
— Ce n’est pas Mon Lénine ! Je dis seulement que de son temps, ce n’était pas la même chose que depuis que Staline a pris le pouvoir. Je n’ai jamais caché mon opinion… C’est bien pour ça que j’ai été exclu !
Là, c’est Marcel qui vient de mettre les choses au point. Il ne manque jamais de rappeler que même s’il a appartenu au PCF, il en a été exclu à cause de son franc-parler.
— Mais aussi qu’est-ce que tu foutais chez les centristes !
C’est à force d’écouter leurs conversations que j’ai compris que « les centristes » signifie pour certains habitués les militants du PC français. D’autres les appellent « les staliniens », ce qui provoque les sourires condescendants des premiers.
Puis celui que voulait réorienter la conversation vers l’Ukraine revient à la charge :
— Durant cet hiver, plusieurs millions de paysans Ukrainiens sont morts de faim. Volontairement ! On leur a confisqué leur nourriture pour les faire crever !

Le retournement de conversation a été efficace. Il y a des sujets qui ne permettent pas la polémique. Les langues se calment et le silence s’installe. On sent bien que la tension monte, dans l’attente de la phrase rituelle qui va métamorphoser cette galaxie composite en communauté fraternelle.
Généralement, c’est le maître de céans qui finit par la lâcher :
— Et si on buvait un coup !
C’est l’instant où les visages se détendent. Où les traits souvent creusés par la journée de travail deviennent plus lisses. Pour ma part, je n’attends pas d’entendre le bouchon de la première bouteille sauter. Je m’esquive :
— Salut à tout le monde ! Il faut que je rentre à la maison !

Round 18/60 écrit le lundi 23 mars 2015

373 mots | 2164 signes

Je ne saurais dire si quelqu’un m’a entendu, mais je suis déjà dehors à presser le pas dans la direction du logement maternel. Je sais précisément à quelle allure je dois marcher pour ne pas avoir le temps d’être à nouveau frigorifié avant de rentrer. Les marches quatre à quatre et j’y suis. La résistance de la clé dans la serrure me dit immédiatement si je vais me retrouver seul ou non. Dans l’immédiat, l’important est d’échapper au froid humide de la cage d’escalier. Dans cet immeuble aux minuscules appartements mal isolés les uns des autres, on est toujours chauffé par un voisin. Souvent par plusieurs.
Il y a tout de même une exception : les chambres mansardées situées sous le toit,… logements de pauvres ! En tout cas plus pauvres que nous. Ou bizarres. Des hommes seuls. Lorsqu’une mère de famille en croise un dans la rue, ou pire dans la cage d’escalier, elle écrase la main de son enfant. Pour le protéger. L’empêcher de s’échapper,… ou se protéger elle-même. Contre on ne sait trop quoi. On raconte que ce sont des mangeurs de chats. Que la nuit ils se glissent par le vasistas du dernier palier. Montent sur les toits. Et attrapent les chats pour s’en nourrir. D’autres racontent… pour plaisanter… mais sait-on jamais :
— Ils ne chassent pas pour leur compte. J’ai bien remarqué que les lendemains de leurs sorties nocturnes, il y avait toujours du civet dans au moins une des gargotes du quartier. Vous y mangez si vous voulez. Ça vous regarde. Moi, je n’aime autant pas !

Quand je me retrouve seul dans l’appartement, je cherche le mur le plus chaud de la pièce et je me blotti contre lui. Je tente d’imaginer ce que les autres, ceux qui sont dans la librairie sont en train de manigancer. J’aurais pu demeurer avec eux un peu plus tard, mais je n’ose pas dire que je ne bois pas de vin. Que finalement je ne suis encore qu’un gamin. Je ne peux pas deviner alors que mes premières libations se dérouleront à des centaines de kilomètres de Paris. Encore moins que je passerai la majorité de mon existence dans des villages entourés de vignes.

Round 19/60 écrit le mardi 24 mars 2015

239 mots | 1366 signes

Parmi ceux qui fréquentent la librairie, il y a les habitués. Mais aussi les occasionnels. Ceux qui passent parce qu’ils ont quelque chose d’important à confier ou à raconter. Avant leur visite, Marcel prévient les présents :
— Untel va passer !
Le lendemain, il dira aux absents de la veille :
— Untel est passé. Il a eu des nouvelles de…
Ou bien :
— Il y a un nouveau numéro de… Untel est passé hier et il en a déposé.

Finalement, malgré sa rigueur, l’hiver a fini par passer. Je suis installé dans une sorte de routine. Mon travail chez le corsetier ne m’épuise pas. Je n’y apprends pas grand chose et je n’ai pu établir aucun véritable lien avec le personnel. Question de génération ou centres d’intérêts trop divergents ? À la maison, les jours de semaine nous ne faisons que nous croiser avec ma mère. Il n’y a que le dimanche que nous nous retrouvons vraiment. Ce jour-là, nous déjeunons face à face. Elle me parle comme à un gamin. Me voir grandir aurait nécessité de la disponibilité. Être présente. Un luxe ! On meuble comme on peut. Histoires de quartier… Le temps qu’il fait… Les émissions de la TSF. Parfois des questions sur mon travail. Que répondre ? Que je suis heureux d’en sortir pour écouter parler des individus plus ou moins louches qui refont le monde.

Round 20/60 écrit le mercredi 25 mars 2015

206 mots | 1171 signes

En cette fin d’hiver 1933, presque le printemps, le monde a la couleur de l’Allemagne. Les évènements qui s’y déroulent ont remplacé dans les conversations de la librairie les polémiques sur la situation en Russie. Ce qui me frappe surtout, c’est que pour la première fois ces conversations recoupent les informations de la radio. Et même, parfois, certains mots échangés par mes enfileuses de baleines.
Il y a maintenant plusieurs semaines que l’on parle de ce qui se passe là-bas. Ça a commencé le jour où la lettre est arrivée. Marcel a pris son ton le plus conspirateur, et il a annoncé :
— Il y a une lettre de Simone.
Pour le coup, tout le monde a baissé la voix. Ça devait être important !
Je n’ai alors aucune idée de qui est cette Simone, mais ce qui me frappe c’est l’importance qu’on lui accorde dans ce milieu où les femmes sont rares. Peut-être justement à cause de cette rareté ?

Ces quelques minutes défilent encore aujourd’hui dans ma tête. Un film en boucle ! Une fois le silence obtenu, Marcel ouvre l’enveloppe qu’il a en main, extrait une feuille, la déplie, et se met à lire.

Round 21/60 écrit le jeudi 26 mars 2015

308 mots | 1808 signes

On voit ici, en Allemagne, d'anciens ingénieurs qui arrivent à prendre un repas froid par jour en louant des chaises dans les jardins publics. On voit des vieillards en faux-col et en chapeau melon tendre la main à la sortie des métros ou chanter d'une voix cassée par les rues. Des étudiants quittent leurs études, et vendent dans la rue des cacahuètes, des allumettes, des lacets. Les paysans sont ruinés par les bas prix et les impôts. Les ouvriers des entreprises reçoivent un salaire précaire, misérablement réduit. Chacun s'attend à être un jour ou l'autre rejeté à cette oisiveté forcée, ou, pour mieux dire, à l'agitation dégradante qui consiste à courir d'une administration à l'autre pour faire pointer sa carte et obtenir des secours. L'ouvrier, le petit-bourgeois allemand, n'a pas un coin de sa vie privée, surtout s'il est jeune, où il ne soit touché ou menacé par les conséquences économiques et politiques de la crise. Les jeunes, pour qui la crise est le seul état qu'ils aient connu, ne peuvent même pas y échapper dans leurs rêves. Ils sont privés de tout dans le présent, et ils n'ont pas d'avenir.
Je reviens bientôt.
Salut à tous. Je pense à vous.
Simone.

La lecture terminée, je comprends encore moins qui est cette Simone. Est-elle allemande ? Sinon, pourquoi a-t-elle été mettre les pieds dans ce guêpier dont l’évolution est si incertaine depuis la nomination du nouveau chancelier de la République de Weimar ? Un dénommé Hitler.
C’est un jour où je me trouve seul avec Marcel et que je m’ouvre à lui de mon étonnement qu’il me fait cette réponse elliptique :
— Elle voulait se forger une opinion personnelle !
Et devant mon air hébété :
— Une copine de Boris et Nicolas ! Une intello !

Round 22/60 écrit le vendredi 27 mars 2015

221 mots | 1427 signes

Il ne se passe que quelques semaines avant que je fasse la connaissance de l’intello ! Visite impromptue à la librairie. Sans l’avoir jamais vue je la reconnais immédiatement… À ses lunettes ! Il n’y a bien qu’une intello pour porter des lunettes pareilles ! Pas de quoi exciter mon intérêt immature pour la gente féminine. Aux antipodes de Maureen O’ Sullivan, la brune irlandaise que j’ai vu jouer légèrement vêtue dans Tarzan l’homme singe. Il faut avouer que je n’ai pour ma part pas grande ressemblance avec Johnny Weissmuller.
A peine arrivée, elle est assaillie de questions sur ce qu’elle a vu en Allemagne. Loin d’être submergée par cette avalanche bouillonnante, elle s’installe calmement sur l’unique chaise disponible et se livre à un exposé que les présents — pour la plupart ses aînés — écoutent en s’efforçant de ne pas l’interrompre.
Pendant trois quarts d’heure, elle explique en quoi les partis de gauche allemands, loin d’orienter les événements vers une issue révolutionnaire, veulent conserver la paix sociale à tout prix. À l’inverse, le parti d’avenir, qui risque de faire balancer la situation, est celui du chancelier Hitler. Bien que très hétérogène dans son recrutement, il regroupe la masse de ceux que le régime établi indignent et qui espèrent des lendemains idylliques sous la bannière d’un socialisme national.

Round 23/60 écrit le dimanche 29 mars 2015

353 mots | 2130 signes

L’exposé terminé, chacun piaffe de poser sa question. Celle qui montre que l’on n’est pas né de la dernière pluie et que l’on a des interrogations judicieuses sur la situation allemande. Pour le coup, moi qui me tiens toujours en retrait des débats et polémiques, je me sens obligé d’ajouter mon grain de sel. Je ne sais plus précisément quels sont mes mots… Une bourde du style :
— Et vous y retournez quand, là bas, en Allemagne ?
Je reçois la réponse comme une claque :
— Lorsque j’y retourne, je te préviens et je t’emmène avec moi !
Il me faudra du temps pour ne plus chercher la part de vérité contenue dans cette phrase.

La soirée est beaucoup plus avancée qu’à l’accoutumée lorsque je rentre chez ma mère,… qui exceptionnellement est arrivée avant moi.
— Où étais-tu encore parti traîner…
— Je ne traînais pas… C’est parce qu’il y avait une fille qui…
— Ah alors ! S’il y avait une fille !
Elle ne saura jamais qui était cette fille, ni ce qu’elle faisait, ni où. Le fait que je m’intéresse à une fille, démonstration de ma normalité, a suffit à la satisfaire.
Depuis cette soirée. Je nourris une sorte d’intérêt intellectuel pour l’Allemagne. L’illusion d’avoir eu l’audace de m’insérer dans la conversation me donne — à mes yeux — une légitimité. Pour compléter ma fragile érudition sur la situation germanique, je mets à profit mes passages à la librairie pour feuilleter les journaux exposés sur la table centrale. A défaut de bien comprendre ce que je lis, je m’en imprègne. C’est ainsi que je tombe sur un numéro fraîchement déposé du journal Le Semeur. Le journal est sous-titré Contre tous les tyrans. A défaut de me demander pourquoi cette précision, je trouve que ça sonne bien. Et puis tous les espoirs sont permis. Certainement, je vais bien y trouver de quoi combler mon ignorance sur la situation outre-Rhin,… Mais mon attention est attirée par un prénom d’ascendance évidemment teutonne : Marinus.

Baja California Sur, janvier 1984

Round 24/60 écrit le lundi 30 mars 2015

245 mots | 1399 signes

MARINUS

Je profite des premiers beaux jours du mois de mars 1933 pour flâner sur le trajet reliant l’entreprise de corsets et la rue de Sambre et Meuse. Le temps de jeter un œil aux devantures des vraies librairies. Celles qui vendent des journaux que les gens lisent.
C’est donc en musardant que mon regard est attiré par la première du journal L’Humanité. Ce journal je le connais de nom. Ma mère n’aime pas trop. Quand le dimanche matin il y a des types qui montent dans les escaliers pour essayer d’en vendre aux locataires, elle me dit de faire le mort. Comme ça ils croient qu’il n’y a personne dans l’appartement et ils passent à l’étage au-dessus. Jusque chez les mangeurs de chats qui, eux aussi, font le mort. Lorsqu’ils ne sont pas parvenus à vendre un seul numéro, ces types font les portes dans l’ordre inverse. Pour nous piéger, dit ma mère. Alors ont refait le mort jusqu’à être certains qu’ils sont passés dans un autre immeuble. Ils sont peut être tenaces,… mais nous le sommes autant qu’eux !

Ce qui m’a frappé en regardant le journal dans la vitrine, c’est qu’il y avait le mot Allemagne écrit en gros caractère. Puis, sur toute la largeur de la une : « C’est un policier qui a mis le feu ! » avec, en sous-titre : « Van der Lubbe, l’incendiaire du Reichstag, a agi sur ordre d’Hitler ».

Round 25/60 écrit le mardi 31 mars 2015

302 mots | 1781 signes

C’est donc avec ces informations peu explicites que je franchi la porte de Marcel. Avec l’idée diffuse qu’un journal qui se prétend contre tous les tyrans doit avoir des lumières sur cette sombre histoire, j’ouvre Le Semeur. Le propos est ici tout différent. On y lit à propos de l’incendie : «…lorsqu’un militant probe, sincère, désintéressé, courageux, a fait le sacrifice de sa vie, il appartient à tous les hommes libres de le soutenir et, malgré ce que nous pensons de certains gestes de violence, nous n’y faillirons pas. »

S’il y a des moments fondateurs dans la vie, ce sont certainement ceux où l’on se trouve confronté à des versions totalement inconciliables des mêmes évènements ! Face à une vraie alternative. La schizophrénie ou l’adhésion à une des thèses contradictoires en présence. On n’est pas préparé à cela. Toutes les belles certitudes ne servent à rien dans ces situations pour lesquelles on se sent trop petit, trop peu sûr de soi-même et de son jugement. Je n’ai personne dans mon entourage proche à qui je puisse expliquer combien je suis désemparé. Heureusement que Valentine surgit à ce moment de l’arrière boutique. Je sais qu’au moins elle, elle n’a pas un sourire en coin les rares fois où j’ouvre la bouche. Je lui montre le numéro du Semeur, que visiblement elle a déjà lu, et je bafouille :
— Je ne sais pas ce que je dois penser,…
La réponse ne tarde pas :
— Si tu veux penser, personne ne peut le faire à ta place. A toi de te faire ton idée !
Bien avancé ! Je cherche une bouée de sauvetage. N’importe quoi pour me raccrocher. Et puis je me dis que la transition vers l’âge adulte n’est pas nécessairement une partie de plaisir.

Round 26/60 écrit le mercredi 1 avril 2015

313 mots | 1824 signes

Les semaines qui suivent, dès l’heure de sortie des entreprises, la librairie de Marcel ne désemplie pas. Des têtes apparaissent qui n’appartiennent pas à la galerie des habitués. Jamais vu une telle affluence ! J’apprendrai par la suite que lorsqu’un tel phénomène se produit c’est qu’il y a du lait sur le feu. Et lait il y a ! Quelque chose ! Une riposte… un signe… un geste de défi ! …
Un de ces moments où des cœurs se mettent à battre plus vite ! Comme lors d’une de ces soirées, où je suis pris comme dans un tourbillon. J’entends circuler les noms, connus ou inconnus, de ceux qui défilent. Je suis sur le point de rentrer dîner chez ma mère, lorsque Simone fait une apparition. Elle me reconnaît et s’approche de moi. J’ose alors lui demander son avis sur l’événement qui agite le microcosme de la librairie. Elle ajuste ses lunettes, signe chez elle d’intense réflexion :
— Tu sais, je connais des Hollandais amis de Van der Lubbe. Ils ne croient pas qu’il ait été complice des nazis.
Sur tout le chemin du retour, sa phrase dans ma tête… tourne,… tourne ! Arrivé place Sainte-Marthe, ma décision est prise. Je ne peux plus me contenter d’être spectateur.

C’est un ami de Simone, André, qui partage son temps entre Paris et Nîmes où il anime une imprimerie coopérative, qui m’aide à concrétiser ma décision. J’ai l’impression que Marcel se méfie de lui. Comme d’un concurrent. André possède aussi une librairie dans le quartier de Belleville. Mais surtout, il a tout juste la trentaine et a, comme on dit, de la prestance. On sent chez lui le jeune homme qui a fait des études et qui a la facilité de la parole. Grand, le regard perçant, il en impose. La fibre d’un organisateur, ce que n’est pas Marcel.

Round 27/60 écrit le jeudi 2 avril 2015

288 mots | 1604 signes

La première fois que je le croise à la librairie, il m’aborde par une question :
— Tu sais quel âge a Marinus ?
Je reste bouche bée. Non je ne sais pas,… je ne me suis même jamais posé la question.
— Vingt quatre ans. Par son âge il est plus proche de toi que d’une partie de ceux qui fréquentent cette libraire.
Il n’ajoute pas que de ce point de vue, il est encore plus proche de lui. Un petit nombre d’années les sépare. Je comprend dans ses paroles qu’il y a dans le drame qui se noue des enjeux qui concernent prioritairement les jeunes générations. Je suis bien décidé à faire quelque chose. Mais quoi ?
La réponse ne tarde pas à arriver :
— Il y a un Comité de Soutien International à Marinus qui se forme. Nous allons constituer la section française.

Je viens de mettre le doigt dans un engrenage qui m’avalera tout entier !
Avouons les choses, je ne suis pas peu fier d’être pour ainsi dire coopté ! Les mois suivants, tout mon temps libre se passe à rencontrer ceux qui pensent comme nous, comme dit André. Et à transporter des libelles vers les rares lieux qui acceptent de les diffuser. Je m’efforce d’être à l’écoute de la moindre information concernant la situation allemande. Ceci ne m’empêche pas de rentrer tous les soirs à la maison, mais de plus en plus tard. Ma mère ne semble pas s’en étonner. Sans doute attribue-t-elle mes retards à une élévation de mon taux de testostérone. Et puis finalement, ceci l’arrange peut-être. Un peu plus de liberté dans une vie qui en est privée.

Round 28/60 écrit le vendredi 3 avril 2015

182 mots | 1170 signes

Progressivement, André recrute de nouveaux individus à la cause. Ferdinand Felix par exemple, qu’on appelle Fernand, et qui assiste irrégulièrement à nos réunions avec sa compagne Georgette — dite Mimosa à la scène. Le breton Alphonse, notre trésorier, qui se fait appeler Lefrançois. Cadiou, notre secrétaire,… et quelques autres. Sans oublier les apparitions de Simone.
Progressivement, un petit groupe se constitue, baptisé pour l’occasion Section Française du Comité International Van der Lubbe, peu nombreux mais actif. À défaut de peser réellement sur les évènements. Les quelques cinq milles exemplaires de la brochure Marinus Van der Lubbe, prolétaire ou provocateur, que nous diffusons le mieux que nous pouvons, sont de peu de poids par rapport à ceux qui veulent mettre à mort celui que nous considérons dorénavant comme l’un des nôtres. C’est qu’ils sont nombreux qui voudraient pouvoir le guillotiner plusieurs fois de suite le gamin ! Leurs propos, ou ce que j’en imagine, résonnent dans ma tête.
— Fléau public !
— Qu’on le torture !
— Qu’on le démantèle !
— Sauve qui peut !

Round 29/60 écrit le samedi 4 avril 2015

215 mots | 1371 signes

Pour ceux-là, Van der Lubbe tombe à pic ! Le crime du Reichstag est déclaré crime des crimes ! Que Marinus soit un homme seul… Tant mieux ! Sa faiblesse et son isolement les autorisent à rejeter sur lui leurs lâchetés, leurs atrocités,… Toutes leurs haines ! Chacun apparaît blanc comme neige et oublie les assassinats nocturnes, les tortures infligées dans des caves. Les membres du parti hitlérien sont pour certains les complices de Van der Lubbe, ce dont ils se défendent en prétendant qu’au contraire les vrais complices de Van der Lubbe sont les communistes. Il va ainsi endosser tous les crimes de tous les partis !

Pas le moment de se décourager !
Lefrançois tente de regrouper un maximum de forces, tandis qu’André montre un don étonnant d’ubiquité. Il paraît être au même instant à Paris, à Nîmes, ou en Hollande où il part recueillir l’avis de quelques amis d’expérience. Il multiplie les identités sous lesquelles il apparaît. André un jour, Jean le lendemain,… Finalement, il arrive tout de même à constituer ce qu’il définie comme une fraternité spirituelle des résistants au mensonge. Comment deviner alors que cette fraternité paiera quelques années après un lourd tribu aux répressions nazies,… et staliniennes. Mimosa, Ernestan le belge, Camillo Berneri,… et combien d’autres !

Round 30/60 écrit le dimanche 5 avril 2015

256 mots | 1635 signes

Pour l’instant, nos regards restent braqués sur l’Allemagne. Sur Leipzig où se déroule le procès de Marinus. La presse, charognarde, publie des photos ! Celui qui est traîné devant une audience complaisante n’a rien à voir avec le jeune homme musclé, d’allure sportive, que nous avaient décrit nos compagnons résidant aux Pays-Bas. C’est un être diminué, prostré, épuisé par la torture, qui est livré au lynchage. Conforme au portrait haineux diffusé à grands frais par le Komintern d’un jeune pédéraste à moitié aveugle ! L’accusé est jugé avant même que son procès commence. Agent communiste pour les uns, provocateur nazi pour les autres. Même les trois bulgares et le chef du groupe communiste au Reichstag — accusés de complicité — réclament sa condamnation.
Condamnation nous savons bien ce que cela signifie,… décapitation ! Triste hiver que celui de 1933-34.

La veille de Noël, Marcel m’annonce dès mon arrivée à la librairie : — Marinus a été condamné à mort.
Il ajoute le visage décomposé :
— Et ses quatre complices acquittés… sans autre forme de procès.
Son expression quand il prononce le mot complice est sans ambiguïté. Pour lui, ceux-ci n’ont été que des témoins à charge. Complices oui, mais de sa mise à mort !

Dorénavant, lorsque certaines personnes viendront à ma rencontre avec un beau sourire, masquant la lame qu’ils dissimulent dans leur dos, une image me traversera l’esprit — s’abattant sur la nuque de Marinus, le profil aiguisé du couperet !

Baja California Sur, février-mars 1984

Round 31/60 écrit le lundi 6 avril 2015

255 mots | 1523 signes

LE PROFIL AIGUISÉ DU COUPERET

Le couperet ! Nous le voyons partout ! Je me méfie. Au travail, dans la rue, jusque chez ma mère où je me garde bien d’aborder les sujets qui fâchent. À quoi bon ! Le quotidien reprend son cours. Tellement on étaient occupés ces dernières semaines à courir, se voir, tenter de convaincre,… on avaient oublié que l’hiver était si froid. Maintenant je grelotte, tête chaude, la morve au nez.
Paraît que lorsqu’on est malade il faut prendre l’air. Ma campagne, c’est la zone. Ces fortifs qui mènent de la Porte des Lilas à la Porte de Bagnolet. Où il vaut mieux ne pas trop traîner une fois la nuit tombée ! Surtout que les journées sont courtes. Reste le dimanche. Ce dimanche où j’espère qu’en me décrassant les poumons la fatigue accumulée ira se faire voir ailleurs. Vite essoufflé. Je m’affale sur un coin d’herbe quand il passe devant mes yeux… Ce jeune type, vêtu d’un pull-over qui n’a plus de forme et d’une espèce de salopette. C’est sûr. Certain. Indiscutable. Lui ! C’est Marinus qui passe devant moi. Je l’ai suffisamment vu en photo pour le reconnaître. Comment est-il arrivé jusqu’ici ? Je regarde autour de moi,… personne n’y prête attention. Les gens sont bizarres. Et puis je grelotte. Le sol est froid. Humide. La tête me tourne. Vue trouble. Yeux embués. Il est parti. Disparu. Je me lève et me dirige vers la rue de Belleville. Je la descends, dégringole, aveugle à ce qui m’entoure.

Round 32/60 écrit le mardi 7 avril 2015

266 mots | 1525 signes

Le quotidien a toujours besoin de nouvelles horreurs pour se rassasier. Vite chassés de la première page des journaux, Marinus et la guillotine ! On ne peut pas avoir tous les jours une condamnation à mort pour amuser le bon peuple ! Alors la presse a trouvé un nouvel os sanguinolent à se mettre sous la dent. Un scandale comme on les aime. Avec dans le rôle principal le beau Sacha ! Alexandre Stavisky, escroc d’envergure et du dernier bien avec de nombreux parlementaires,… avant qu’un coup de revolver ne mette fin à ses exploits. On s’amuse bien en lisant dans le Canard Enchaîné qu’il s’est suicidé d’un coup de revolver qui lui a été tiré à bout portant ! Il faut bien rire un peu… Et Paris s’amuse. Il y a tant de raisons d’être optimistes ! On chante « On ne voit ça qu’à Paris ». Comédie musicale ! Le visage de Danielle Darrieux resplendit sur les affiches des cinémas pour la sortie du film « La crise est finie » !

Et puis,… Juillet 1936. Que faire ? Les positions des uns et des autres s’affrontent à propos des évènements en Espagne. Deux de mes amies actives dans le soutien à Marinus sont parmi les premières à partir. Elles ne peuvent plus supporter de rester dans un Paris qui leur apparaît n’être plus que l’arrière de l’Aragon, le paradis des planqués ! Simone part au début du mois d’août, et Mimosa un mois plus tard. L’une et l’autre verront leur séjour se terminer en octobre,… mais pour des raisons opposées.

Round 33/60 écrit le mercredi 8 avril 2015

234 mots | 1420 signes

Une date reste gravée dans ma mémoire : 16 octobre 1936. Mimosa, engagée dans le groupe International de la Colonne Durruti en qualité d’infirmière, est massacrée par l’armée franquiste près de Saragosse, à Perdiguera. Nous apprenons la nouvelle une semaine plus tard. Le lendemain, je me rends à la librairie, fier de ma décision : je vais partir à mon tour pour m’engager.
Mon annonce n’étonne personne. J’apprends ce même soir que Simone est de retour en France. Je n’ai pas oublié ce qu’elle m’avait dit sur le ton de la plaisanterie en rentrant d’Allemagne :
— Lorsque j’y retourne, je te préviens et je t’emmène avec moi
Je me persuade que lorsqu’elle retournera en Espagne, sans doute après avoir négocié quelques soutiens pour la révolution en cours,… cette fois-ci elle m’emmènera vraiment avec elle. De toute façon, je ne sais pas trop comment m’y prendre pour m’engager !

Favorables ou non à un départ pour l’Espagne, nous sommes tous dans l’attente du récit que Simone nous fera certainement du trimestre qu’elle a passé parmi les combattants. Avides de tous les témoignages. Mais sa visite se fait attendre. Et puis, un soir, elle arrive.
Elle a un papier à la main. Elle vient s’assoir sur la chaise où elle avait pris place la première fois où je l’ai vue.
— J’ai écris une lettre à Georges Bernanos.

Round 34/60 écrit le jeudi 9 avril 2015

254 mots | 1558 signes

Tous, nous nous dévisageons. Bernanos, le catho…, le royaliste,… dont le fils s’est engagé dans la Phalange !
— C’est… C’est parce que j’ai lu Les Grands Cimetières sous la lune. Et puis, pour ce que j’avais à dire, c’était plus facile de lui écrire à lui qu’à vous. Si vous voulez bien… Mais juste si vous voulez bien, je vais vous lire les passages de la lettre qui vous concernent.
Et elle commence à lire dans une atmosphère glaciale.

(à insérer ici dans le récit les passages de la lettre à Bernanos, soit environ une page de texte)

Pour une fois, la soirée ne s’éternise pas en discussions. Depuis quelques semaines les oppositions sont devenues plus vives entre ceux qui nient toute possibilité de dépassement de la situation espagnole, et ceux qui au contraire y voient des aspects positifs qu’il s’agit de soutenir. Il serait facile de reprendre à son compte telle ou telle partie de la lettre de Simone pour appuyer une de ces thèses. Mais ce soir, personne n’a envie de mettre ces plaies à vif, et chacun semble s’excuser de ne pouvoir s’attarder. Certains n’ont sans doute pas envie d’entamer un débat avec une aggrégée de philosophie qu’ils ressentent comme étrangère à leur milieu. Me revient alors le qualificatif que Marcel avait appliqué à Simone. Je l’avais depuis oublié : une intello !

Retour vers l’appartement maternel. Mes pulsations cardiaques résonnent dans mes oreilles…
— Je te préviens et je t’emmène avec moi…

Round 35/60 écrit le vendredi 10 avril 2015

234 mots | 1396 signes

Mensonges ! Bourdonnements ! Boum ! Ne pas mourir… ! Ne pas… ! Badaboum ! Mais sans fuir… ! Se décider ! Oser sauter dans l’inconnu ! Pour vivre… ! Badaboum ! Venger Mimosa en partant là-bas pour en revenir vivant ! Montrer à Simone qu’il ne faut pas renoncer à ses promesses ! Partir ! Badaboum ! Le plus vite possible ! Boum, boum !
La porte n’est pas verrouillée.
Ma mère est là. Elle me dévisage. Sans doute pense-t-elle à une première déception sentimentale. Elle sait bien que les paroles n’y changent rien. L’expérience ! Les déceptions,… elle a gagné un abonnement à vie ! Cadeau ! En prime pour fêter ma naissance !

La nuit qui suit, les images se succèdent. La bouche cousue de ma mère qui n’ose pas s’avouer qu’elle sera incapable de vivre à nouveau tant que je serais présent. Les lunettes de myope de Simone qui ne m’emmènera jamais nulle part,… la voix sereine d’André tellement persuadé qu’il construit une fraternité spirituelle des résistants au mensonge,… !
Trop d’images donnent la fièvre ! Au petit matin, je me réveille persuadé que quelque chose est cassée,… Inimaginable de continuer, de faire semblant,… En attendant, la fabrication des corsets n’attend pas. Je serai à l’heure comme tous les matins. J’ai ma dose de catastrophe. Il ne manquerait plus que je perde mon boulot !

Round 36/60 écrit le samedi 11 avril 2015

330 mots | 2106 signes

Cela fait plusieurs jours que je ne suis pas entré dans la libraire. Je fais un détour pour contourner la rue de Sambre et Meuse,… Ne pas risquer de me faire harponner au passage.

Ce soir, je n’y tiens plus. Je reprend mon chemin habituel et pousse la porte. Je crains d’avoir à subir des questions à propos de mon absence, mais personne ne me fait aucune remarque. Je ressens tout de même un changement. Alors qu’une semaine plus tôt, on avait le sentiment d’être transporté dans une enclave espagnole en plein Paris, toute allusion à la situation de là-bas semble bannie. La cicatrice n’est pas refermée. La situation française paraît à l’inverse bénéficier d’un regain d’intérêt. Défouloir ? Faute de grives,…
Pour ma part, moi dont l’imagination s’est contentée de voguer de l’Allemagne à l’Espagne, la situation franco-française ne m’a jusqu’ici que peu intéressé. Les conséquences sur ma vie quotidienne ? Ma mère se méfie de plus en plus des vendeurs de l’Humanité qui, selon elle, ont gagné en arrogance. Elle continue à faire la morte lors de leur escalade dominicale dans l’escalier de l’immeuble.
Quant à la petite fabrique artisanale de corsets, elle n’a connu aucun mouvement social, aucune grève. Tout au plus certaines ouvrières avaient pris un air triomphant lors de l’annonce de la constitution du Front Populaire. J’en avais à l’époque touché un mot à Marcel qui s’était contenté de me répondre :
— C’est une catastrophe ! En cette fin d’automne 1936, ce sujet traité jusqu’ici comme subalterne aliment la progressive renaissance des débats. Parmi nous, plusieurs ont participé au mouvement de grève de mai-juin, et ont vécu avec amertume son reflux suite aux accords de Matignon. Ces accords signés en échange de l’évacuation des usines par les grévistes.
Surenchères plus que débats, vu qu’au delà de leurs désaccords tous semblent voir dans l’évolution des évènements le symptôme de la guerre qui vient.

Baja California Sur, fin mars 1984

Round 37/60 écrit le dimanche 12 avril 2015

266 mots | 1685 signes

LA GUERRE QUI VIENT

Depuis le regain d’intérêt pour la situation en France, un thème alimente la plupart de nos conversations : le réarmement, première étape de la guerre qui se prépare.
Rares sont ceux qui n’ont pas une pièce à ajouter au tableau d’un gouvernement pour qui la perspective guerrière est une priorité. Chacun y va de son argument :
— Ce qu’ils reprochent à cette crapule de Laval, c’est la réduction des crédits militaires en 1935. Vous allez voir qu’ils vont mettre les bouchées doubles. C’est pour ça qu’ils veulent nationaliser les industries d’armement !
— Et ils n’ont pas trainé ! Dès le début septembre ! Tous derrière Blum et Daladier ! Leur programme des 14 milliards de francs pour la production d'armes modernes, comme ils disent. Et des projets qui font rêver… ! Un réarment comme on n’en a jamais connu… Mille cinq cent avions de combat,… des crédits comme s’il en pleuvait !
— Tu oublies toutes les mesures gouvernementales qui servent, soi-disant, à soutenir l’industrie. Le stockage de ce qu’ils nomment des matières premières stratégiques. Métaux et produits chimiques tous nécessaires à la fabrication des armes et des munitions !
— Et la restructuration de la production, sa décentralisation vers de nouveaux sites éloignés des zones prévisibles de combat,…
— Et la généralisation de la sous-traitance. Comme ça aucun risque qu’une prochaine entrée en guerre soit compromise par la grève d’un grand centre industriel,…
— Si j’étais aujourd’hui un ragazzino, je sentirais le vent de la mitraille souffler dans mon dos !

Round 38/60 écrit le lundi 13 avril 2015

297 mots | 1705 signes

Celui qui a prononcé cette dernière phrase est un vieux copain italien, exclu du PC il y a dix ans et ayant trouvé refuge en France. Dans sa bouche, il s’agit certainement d’une évidence, une banalité. Dans cette atmosphère où chacun doit ajouter son grain de sel, il a dit ce qui lui passait par la tête. Mais pour moi, qui vais sur mes dix huit ans, je ne peux m’empêcher de penser que le vent de la mitraille m’est tout particulièrement destiné. J’hésite à tourner la tête vers lui. La peur que nos yeux se croisent. Ce qui confirmerait que sa prémonition me concerne spécifiquement. Finalement, ma tête pivote. Soulagement ! Il regarde ailleurs. Vers le centre de la pièce. Mais il est vrai qu’il a eu plus que le temps nécessaire pour détourner les yeux. Je pourrais bien entendu lui demander :
— Tu pensais à moi en disant ça ?

Ce copain, c’est quelqu’un de très ouvert, de très chaleureux. Certain qu’il prendrait le temps de me répondre en choisissant ses mots, en y insufflant parfois un peu de sa langue maternelle pour combler les lacunes de son vocabulaire. Mais je préfère me taire. Et puis qu’importe ! Toutes les analyses que je viens d’entendre semblent bien théoriques pour ma jeune cervelle. Une seule chose est certaine. Je ne veux pas mourir. Pas crever, comme le père gazé que je n’ai pas connu. Leurs guerres, elles me sont familières, même si je ne sais rien de ce qu’est un champ de bataille. C’est une mère dont la jeunesse a été détruite et qui paraît aujourd’hui prête à gâcher sa vie entière. C’est moi qui veux vivre autre chose, je ne sais trop quoi, mais ailleurs… Surtout ailleurs !

Round 39/60 écrit le mardi 14 avril 2015

260 mots | 1578 signes

Dans les semaines qui suivent, difficile de ne pas devenir schizophrène. Ce qui est présenté un peu partout comme une marche vers un progrès décisif pour les salariés, donc nécessairement pour moi, est analysé dans les discussions auxquelles j’assiste comme un nouveau pas vers la guerre. Tout ceci est bien incapable d’étancher la soif de partir qui m’inonde. Celle-ci se trouve au contraire ravivée par la visite d’un ami belge de Simone : Charles, alias Santiago, alias Louis,… Rentrant de Barcelone, il est venu nous raconter sa participation à la fondation d’un Groupe international composé de français et d’italiens, une centurie comme il dit, au sein de la Colonne Durruti. Charles ne fait pas partie des habitués de la librairie, mais il est justement rentré en France pour mener une campagne d’information sur la situation en Espagne.

À peine son exposé terminé, ma décision est prise : je vais m’engager dans la centurie de la Colonne Durruti. Je prends mon courage à deux mains pour aller lui parler de ma décision alors que la soirée se prolonge autour d’un verre. Il a l’air de trouver ceci tout naturel, comme allant de soi, et se contente d’ajouter qu’il a bien l’intention de repasser nous voir. Selon ses informations, la Colonne vient d’être appelée à la rescousse par la Gouvernement pour défendre Madrid contre l’assaut des nationalistes :
— Tu as intérêt à attendre leur retour à Barcelone avant d’aller fourrer ton nez là-bas ! On en reparle la prochaine fois où je passe.

Round 40/60 écrit le mercredi 15 avril 2015

281 mots | 1741 signes

La prochaine fois de ne fait pas attendre. Une quinzaine de jours tout au plus. Charles est décomposé :
— Durruti est mort ! Je l’ai appris hier. Une balle ! Ça s’est passé le 19 novembre,… Personne ne sait comment. Balle perdue,… accident,… assassinat ? Personne ne sait ! Enfin, quand je dis personne, vous me comprenez !
Ce soir là, nous ne parlons pas de mon départ. C’est l’avant-dernière fois que je rencontre Charles.

La dernière, c’est à la fin de l’année, en décembre. Plusieurs parmi les présents ont en main un communiqué publié dans le journal porte-parole du gouvernement russe, La Pravda, et repris par une partie de la presse française : « En Catalogne, l’épuration des éléments trotskistes et anarcho-syndicalistes est commencée ; cette œuvre sera conduite avec la même énergie qu’elle l’a été en URSS ». À la lecture de ces lignes, nous pensons tous à la balle qui a terrassé Durruti il y a quelques semaines. Cette fois-ci, Charles évoque mon départ.
Mais sans m’y encourager vraiment :
— Pour Barcelone, dans quelques semaines, début ’37, c’est jouable. Ricardo Sanz a repris la tête de la Colonne. Enfin, si ça t’intéresse toujours.

Si ça m’intéresse !
Depuis l’invitation de Charles, enfin ce que j’ai interprété comme une invitation, la vie, ma vie, continue. Chaque jour amène son lot d’incidents et d’évènements souvent insignifiants. Mais qui pour moi prennent une importance disproportionnée. Et si j’allais rester bloqué ici. Dans l’attente du jour de gloire où on me collera un uniforme sur le dos, avec la perspective héroïque de devenir le plus vite possible de la viande à charnier.

Round 41/60 écrit le jeudi 16 avril 2015

445 mots | 2647 signes

En attendant, je pose des jalons auprès des habitués de la librairie. Au départ, tout me paraît limpide. Puisque je sais quelle milice je dois rejoindre et où. Un peu comme si on m’avait gardé une place au chaud. Que j’allais débarquer et être reçu comme si on m’attendait depuis toujours. Je serai juste un peu gêné d’avoir mis tant de temps pour arriver. Mais plus je questionne ceux qui ont des contacts sur place, plus je commence à entrevoir la complexité de la situation. Selon mon interlocuteur, les indications sur qui ou quel groupe il est nécessaire de contacter sur place varie. A part le nom de Durruti — pour moi une sorte de Robin des Bois ibérique — et de sa colonne, je ne connais pas grand chose. C’est aujourd’hui une kyrielle de sigles, de groupes, tendances et sous-sous tendances qui m’assaillent. Chacun, en fonction de ses convictions, a le sien. Sans parler de ceux qui pensent que ce qui se met en place là-bas n’est qu’un épisode de cette guerre qui vient qui reste au centre des discussions de fin d’après-midi :
— T’es complètement givré. Qu’est-ce que tu vas aller foutre dans ce guêpier !

D’autres ont une préférence marquée pour le POUM. Ils me précisent que ce sont des marxistes — autant me parler de la planète Mars — mais sans rien à voir avec les horreurs qui se passent en Russie. Ils me citent pour appuyer leurs choix les exemples des personnalités du monde artistique et littéraire qui ont choisi d’abandonner leur petit confort pour combattre dans les rangs de cette organisation. L’anglais George Orwell, ou plusieurs membres du groupe surréaliste comme le poète Benjamin Péret. Je ne saisis pas trop l’importance que ceci peut avoir. Je ne suis même pas certain des raisons de ma motivation ? Combattre pour mes idées ? J’ai déjà beaucoup de mal à cerner les idées des autres ! Fuir un avenir proche de plus en plus inquiétant ? Le profil aiguisé du couperet risque trop pour les jeunes gens de ma génération de prendre l’aspect d’un massacre en uniforme. Repartir à zéro,… Faire comme si tout dans ma vie ne s’était pas mal combinée dés le départ ? Il me faudra du temps pour comprendre que ce dernier motif sera sans doute déterminant dans ma décision.

La nuit, des pensées obsessionnelles tournent dans ma tête. Je me réveille en nage, puis je me rendors pour plonger de nouveau. Deux mots résonnent particulièrement. Toutes les nuits ! Jusqu’à mon départ ! Un chiffre, celui d’une année. Un nom, celui d’une ville. 1937. Barcelone.

Baja California Sur, mai 1984

Round 42/60 écrit le vendredi 17 avril 2015

203 mots | 1174 signes

`Sur la deuxième page de ce nouveau cahier. On peut lire les lignes suivantes :

La forte chaleur de ce début juin ne me pousse pas à écrire. Je vais donc attendre le milieu ou la fin du mois, période où la température devrait être plus douce, pour m’atteler à la partie de mon journal se situant en Espagne. Je ne m’étendrais pas sur mon voyage, dont je n’ai curieusement pas un souvenir net. Mon bagage était précaire, rassemblé à la hâte. J’ai par contre le souvenir net d’un livre que m’avait offert Valentine avant mon départ. Voyage au bout de la nuit, dont je revois le titre en gros caractères rouges. Pour lire en route, m’avait-elle précisé. En fait j’étais incapable de me concentrer sur la lecture. Alors pour m’occuper, j’ai ouvert une page au hasard et j’ai lu une phrase que je me suis répété durant tout le trajet en France, pour m’occuper. Ce passage est depuis gravé dans ma mémoire : « Quand on a pas d’imagination, mourir c’est peu de chose, quand on en a, mourir c’est trop. » Je ne pouvais imaginer que le titre de ce livre formait comme un résumé du voyage que j’entamais alors.

Round 43/60 écrit le samedi 18 avril 2015

260 mots | 1597 signes

1937 : BARCELONE

Mars 1937. Départ pour l’Espagne. Je prends le train pour Barcelone dans l’intention de m’engager. J’ai quitté la maison un peu lâchement. Je ne me voyais pas expliquer que… Quoi d’ailleurs ? Comment lui faire comprendre ce qui me poussait à quitter le France, alors que j’obéissais alors plus à une pulsion qu’à une conviction étayée. Je me suis contenté d’un mot griffonné, raturé, sans doute incompréhensible ! Je voulais dire à ma mère que peut-être elle pourrait recommencer à vivre, pendant que moi, de mon côté, j’allais commencer… Et puis que je donnerai régulièrement de mes nouvelles. Peut-être même l’ai-je cru !

Finalement, tout se passe beaucoup plus simplement que je ne l’imaginais. Le franchissement de la douane à Puigcerdá n’est qu’une formalité. Je ne suis qu’un clandestin parmi beaucoup d’autres.
Arrivé à Barcelone, je suis plein d’enthousiasme de voir flotter partout les couleurs rouges et noires de la CNT et de la FAI. La collectivisation des tramways, des cinémas, des autobus, des barbiers et de bien d’autres choses encore me remplit de joie.
Tout va très vite. Le quatrième jour, je me retrouve sur le front d’Aragon, et quelques jours plus tard sur la ligne de feu. À une vingtaine de kilomètres de Saragosse, peu loin de Farlete, avec la 2ème compagnie du 1er bataillon du 3ème régiment de la 26° division. Mon utilité sur le front ? Faire masse sans doute,… je sais à peine tenir un fusil. Peu importe, il n’y a pas un fusil par combattant !

Round 44/60 écrit le dimanche 19 avril 2015

276 mots | 1725 signes

La première chose à maîtriser c’est de savoir se taire. Ma jeune expérience m’y prépare plus ou moins bien ! Ensuite apprendre la langue espagnole, ou plus exactement le Catalan qui est ici la langue des autochtones. Comprendre d’abord, parler ensuite. Je m’étonne moi-même de mes progrès. Rapidement, ceci me permet de donner mon avis, de défendre ce qui me paraît être la vérité, quelque soit le grade des volontaires avec qui je discute. Vivre, expérimenter,…

Ce que je découvre me trouble. Dès mon engagement en fait. Lorsque je me présente dans le but d’adhérer à la Colonne Durruti, on me répond que les Colonnes, c’est terminé. Elles ont dû se dissoudre dans l’armée de la République espagnole. Ce qui saute aux yeux immédiatement c’est que cette armée fonctionne sur la base d’une discipline et d’une hiérarchie on ne peut plus traditionnelles. Le salut militaire est obligatoire envers ceux qui ont des grades. Alors que j’avais quitté la France pour ne pas être happé par la guerre qui se mettait en place, je me retrouve sur son terrain d’expérimentation. L’observation du comportement des gradés forge en tout cas en moi une certitude. Je resterai toujours 2ème classe ! Dans les discussions, j’ai parfois du mal à comprendre contre qui nous nous battons exactement. Franco ? Les italiens,… les allemands,… les maures,… qui envahissent, d’après certains, le sol espagnol. Je n’insiste pas trop pour que l’on m’explique ce qu’est précisément le sol espagnol.
Au bout de quelques semaines, je bénéficie d’une permission. Je décide de retourner à Barcelone que je n’ai pas eu le temps de vraiment découvrir.

Round 45/60 écrit le lundi 20 avril 2015

261 mots | 1679 signes

Barcelone est restée une belle ville malgré les ravages résultant de la guerre civile. Mais on y raconte des histoires curieuses, partagées à voix basse, après avoir vérifié d’un regard circulaire l’absence à proximité d’oreilles indiscrètes. Comme, par exemple, l’histoire d’un journaliste français, Marc Rein. À la mi-avril, cela fait plusieurs jours qu’il a disparu. Il a quitté son hôtel, l’Hôtel Continental situé sur La Rambla, à côté de la Plaza de Cataluña, sans manteau ni bagage. Visiblement pour profiter de la douceur de la soirée. Personne ne le reverra jamais. Premier récit, pour moi, d’une longue liste de disparitions mystérieuses.

Quelques jours plus tard, une information incroyable nous parvient. Des carabiniers ont attaqué sur ordre du Ministre de l’Économie, Juan Negrin, le bureau de douane qui m’avait permis d’entrer si facilement en Espagne il y a un peu plus d’un mois. Plusieurs des occupants ont été tués, parmi eux le maire anarchiste de Puigcerdá, Antonio Martin. La brèche par laquelle je m’étais insinué est maintenant colmatée. L’étau se resserre !
Les propos les plus alarmistes se répandent alors. Il faut tenir les bâtiments qui peuvent servir de point de repli et de regroupement en cas d’escalade de la répression. Une date circule : le 1er mai propice à des démonstrations de force. Les démonstrations ? On les attend encore ! A leur place, un communiqué a été diffusé. La CNT s’est accordée avec le syndicat socialiste UGT pour ne pas nuire à la production de guerre et a donc annulé les défilés qui risqueraient d’occasionner des désordres.

Round 46/60 écrit le mardi 21 avril 2015

383 mots | 2426 signes

En fait de désordres, nous n‘avons pas eu à attendre bien longtemps. Dès le lendemain de la journée sans défilé, le soir du 2 mai, nous entendons des tirs dans le centre ville. J’ai, quelques heures auparavant, rejoint un point névralgique. Le central téléphonique de la Plaza de Cataluña. La Téléfonica.

La nuit du 2 au 3 nous nous relayons pour dormir. Enfin, essayer de dormir, tout en restant éveillés ! La matinée se passe calmement, bien que notre tension soit accentuée par le manque de sommeil et par la faim. Et puis, pensant que l’orage n’a fait que gronder, nous décidons d’aller déjeuner dans une pièce aménagée à cet effet, installée au deuxième étage. Notre repas fini, nous nous apprêtons à redescendre pour rejoindre nos positions d’observation. Nous tombons alors sur des hommes en arme qui se sont introduit sans bruit au rez-de-chaussée et au premier étage. Combien sont-ils ? Cent, deux cents, encore plus ? Difficile à estimer de la position où nous nous trouvons. Heureusement, plusieurs d’entre nous sont armés et une mitrailleuse stockée à notre étage peut être rapidement dirigée vers les gardes qui nous assaillent. Des coups de feu éclatent dans toutes les directions et les assaillants sont contraints à se replier sur le rez-de-chaussée. Il est clair pour nous tous que c’est le gouvernement qui a envoyé ses sbires pour prendre le contrôle du central, et éventuellement nous liquider dans la foulée.
Cette hypothèse se trouve rapidement confirmée par l’arrivée d’un détachement de la Guardia Civil. Celui-ci est accompagné de, ou sous les ordres de, on ne le saura jamais, Dionisio Erores Battle. Dionisio, les Barcelonais le connaissent bien. C’est un ancien compagnon de Durruti, participant actif à tous les combats de la guerre civile. Ceci lui donne une aura indéniable. Ceux qui, comme moi, ont rejoint Barcelone depuis une date récente sont plus méfiants. Une sorte d’instinct ! Sens animal ? Nous savons qu’il est depuis plusieurs mois responsable de l’ordre public et de la police de la Généralité de Catalogne. D’ailleurs, il devient évident qu’il est là pour négocier… le retour à l’ordre. Il faut reconnaître qu’il s’acquitte de cette tâche avec un certain brio. S’appuyant sur la majorité de Catalans qui compose notre groupe, il obtient rapidement un cesser le feu.

Round 47/60 écrit le mercredi 22 avril 2015

295 mots | 1808 signes

Nous sommes quelques-uns à penser que nous nous sommes faits rouler dans la farine. C’est le cas en particulier de Marcello, un italien. Je l’ai rencontré pour la première fois sur le front d’Aragon. Je l’avais d’abord repéré à cause de son accent, différent du mien mais aussi peu autochtone. Ensuite au foulard qu’il portait autour du cou. Un foulard noir et rouge, aux couleurs de la CNT. Il le portait jour et nuit. Je pense qu’il se lavait avec, quand il se lavait. Lorsqu’on lui demandait pourquoi il le portait, il nous répondait que c’était pour ne pas attraper froid ! Il ne l’avait pas quitté lorsque nous nous sommes retrouvés à Barcelone. Il n’a jamais voulu me dire qui lui avait donné ce foutu bout de chiffon, mais j’ai vite compris qu’il y était plus attaché pour des raisons sentimentales que par dévouement à une organisation dans laquelle lui et moi nous étions retrouvés un peu par hasard.
Et cette organisation, pour l’instant, nous avons le sentiment qu’elle nous laisse lamentablement tomber. Ou pire !
Nous nous sentons bien seuls, Marcello et moi, lorsque nous quittons la Téléfonica par une porte dérobée. Mais plus nous approchons de la Plaza de Catalunya plus nous croisons de personnes armées. Non pas des gardes civils, comme ceux qui nous ont agressés deux heures plus tôt, mais des ouvriers qui se sont procurés des armes, ou à qui des armes ont été distribuées. Nous racontons que nous venons de la Téléfonica. Dans les premières secondes tous se taisent, puis se mettent à parler en même temps. Dans le brouhaha, nous comprenons que ce sont les nouvelles, souvent déformées ou amplifiées, de l’agression des forces gouvernementales qui sont à l’origine du soulèvement auquel nous assistons.

Round 48/60 écrit le jeudi 23 avril 2015

258 mots | 1686 signes

Dans les heures qui suivent, la ville se couvre de barricades. Avec Marcello, nous nous promenons de l’une à l’autre, assistant à des scènes étonnantes comme celle de ces membres de la police gouvernementale livrant pacifiquement leurs armes aux insurgés. Malgré notre fatigue, nous continuons à déambuler ainsi toute la nuit, jusqu’à notre découverte d’un petit coin confortable auprès d’une barricade de la Rambla tenue par les mineurs de Sallent, où nous nous assoupissons…

Le lendemain matin, l’atmosphère est euphorique.
Usines et magasins sont en grève. Des ouvriers armés contrôlent la plus grande partie de Barcelone, y compris le port et, avec lui, la forteresse de Montjuich, qui domine la ville de ses canons. Les forces fidèles au gouvernement républicain, largement minoritaires, se sont concentrées dans quelques poches du quartier le plus luxueux du centre ville. De fait, ils sont encerclés. Rapidement, alors que la nuit a été calme, des fusillades et des bombes éclatent dans la ville. Nous nous regroupons autour des permanences des comités de défense dont les postes de radio diffusent les nouvelles, du moins celles que laisse filtrer le gouvernement. Marcello suggère que nous allions nous promener dans différent quartier de la ville, histoire d’avoir une vision plus globale de la situation. Je ne peux alors m’empêcher de penser qu’avec son foulard ostentatoire, Marcello est trop voyant pour que nous puissions nous déplacer librement. J’use de diplomatie pour lui expliquer :
— Je pense que ce ne serait pas prudent de se déplacer groupés. Un individu isolé passe plus facilement inaperçu.

Round 49/60 écrit le vendredi 24 avril 2015

252 mots | 1504 signes

J’espère que mon apparence neutre de jeune prolo en goguette, sans signe apparent d’appartenance à une organisation, me permettra de me balader avec un minimum de risques. Y compris dans les quartiers qui ne sont pas sous le contrôle des barricadiers. Hypothèse par trop optimiste ! Dans ces quartiers, la police secrète du Parti Communiste, police que l’on dit calquée sur le modèle russe, sillonne les rues et contrôle les passants. Je préfère ne pas trop m’attarder et revenir dans la zone sous contrôle des patrouilles issues de la CNT et du POUM.

C’est durant le trajet qui me conduit vers la Plaza de Catalunya que je tombe sur un véhicule du comité régional de la CNT, dont un représentant exhorte au micro les insurgés à quitter les barricades. Ses paroles résonneront pendant des années dans mon crâne :
— Nous vous appelons à baisser vos armes. Pensez à notre grand but, commun à tous …
— L’unité avant tout. Déposez vos armes. Un seul mot d’ordre : Nous devons travailler à abattre le fascisme !
— Cessez le feu ! Fraternisez avec les gardes d’assaut !
Faisant suite à ces exhortations, un tract signé CNT-FAI est distribué sur les barricades :
Déposez les armes ; embrassez-vous comme des frères ! Nous obtiendrons la victoire si nous sommes unis, la défaite si nous luttons entre nous. Pensez-y bien. Nous vous tendons les bras ; faites de même et tout s’arrêtera. Qu’entre nous règne la concorde”.

Round 50/60 écrit le dimanche 26 avril 2015

365 mots | 2280 signes

Retournant vers la Plaza, je tente d’analyser la scène à laquelle je viens d’assister. Il ne peut s’agir que de l’acte irresponsable d’une poignée d’individus, ou bien d’une provocation,… un coup monté ! Je dois rapidement déchanter lorsque tous ceux que je croise, aussi écoeurés que moi, me confirment ce que je viens d’entendre. Plusieurs me tendent l’exemplaire de Solidaridad Obrera, le journal de la CNT de Catalogne, qui vient de paraître. Celui-ci relate l’attaque de lundi contre la Téléfonica, mais sans mentionner l’édification des barricades. Faisant écho à ce que je viens d’entendre proférer au micro, le journal ne donne d’autres directives que " restez calmes " afin de ne pas alarmer les miliciens du front. Dans les heures qui suivent, les informations qui nous parviennent nous font comprendre que cet article n’était pas destinée qu’au soulèvement de Barcelone, mais qu’il participe d’une stratégie visant à mettre fin aux foyers de révolte qui se multipliaient. Ceci est confirmé par les discours des dirigeants diffusés à la radio.

Lorsque je retrouve Marcello, je ne peux dissimuler un sourire narquois en voyant qu’il n’a pas quitté son foulard.
Sa réaction est immédiate :
— Qu’est-ce que tu crois ? Que je vais les écouter ? Parce qu’il y a dessus les initiales dont se réclament ces ordures ! Tu sais bien qu’il n’y a que deux côtés aux barricades ! Le côté de ceux qui siègent au gouvernement, qui passent leurs journées à comploter avec les gens qui depuis hier nous tirent dessus ! Et celui de ceux qui ne veulent plus être les éternelles victimes et qui aujourd’hui tiennent la rue ! Les nôtres ! Qui ne sont les caniches d’aucun syndicat ni d’aucun parti !
Je sens qu’il est soulagé d’avoir laissé éclater son amertume, son dégoût. Et l’écouter m’a soulagé moi aussi. C’est calmement qu’il ajoute :
— Pour aujourd’hui il est trop tard. Mais demain je voudrais bien que l’on essaye de voir Berneri. Savoir ce qu’il en pense.
Pour Marcello, Berneri, son compatriote, c’est un peu la référence. Celui qui n’a jamais accepté de parvenir, de jouer un rôle en échange d’un strapontin ministériel.