C'est l'automne. A Bréhat, Cordelia commence seulement à rentrer le mobilier de jardin car l'été traîne en longueur et prend aussi son temps, sur l'île.
Caroline est en face, sur le parking de la pointe de l'Arcouest, là où on embarque pour l'île. Elle a un coup au coeur en revoyant à l'horizon la silhouette connue de Bréhat. Le sentiment bizarre qu'on l'attend.
En montant sur le bateau, le sentiment bizarre continue. Elle est entre ici et là-bas, entre deux eaux, entre deux hommes. Quand le marin du bord retire l'amarre pour la jeter sur le pont, la symbolique la foudroie : cette fois, elle a définitivement quitté terre.
La traversée lui met les larmes aux yeux. Elle avait craint que Bréhat n'ait changé pendant son absence, mais non : elle est toujours pareille et toujours différente. L'émotion oppresse sa poitrine tandis qu'elle débarque à Port-Clos. Elle a l'impression de rentrer chez elle. Elle qui n'avait jamais pu s'attacher au moindre endroit sur terre, c'était comme si elle était née ici.
Cordelia n'est presque pas surprise de voir Caroline entrer chez elle, même si elle arrive à l'improviste. Elle s'attendait à la revoir. Seulement, elle ne l'attendait pas si tôt.
-- Il ne t'a pas fallu beaucoup de temps pour t'attacher à ce caillou perdu en mer... Je vais t'aider à monter tes bagages.
-- Je n'ai pas de bagages, Cordelia. Juste mon sac que voici. Je... J'ai tout laissé derrière moi.
Le regard de la vieille dame s'enfonce dans celui de la jeune femme. Les questions brûlent les lèvres de Cordelia mais elle ne dit rien.
-- Bien. Je vais faire du café.
Tandis que Cordelia s'applique à plier le filtre, compter les cuillères, remplir l'eau, Caroline la regarde faire, absente, silencieuse.
-- Il n'est pas revenu, n'est-ce pas ?
-- Non.
Cordelia n'a pas besoin de demander de qui elle parle. Le tableau photographique qui trône toujours dans la salle à manger est trop présent pour se faire oublier.
Caroline ferme les yeux douloureusement. En même temps, elle s'y attendait. C'était quitte ou double.
-- Il ne faut pas reculer, Caroline. Tu as fait le plus dur.
-- Non. Le plus dur ce sera de continuer.
Cordélia pose les tasses sur la table de la cuisine et regarde Caroline un instant, comme si elle cherche à savoir ce qui se passe dans sa tête.
-- Je peux vous poser une question, Cordelia ? Indiscrète ? demande soudain Caroline comme si elle se jetait à l'eau.
La vieille dame la dévisage gravement. Le moment est venu, elle le sait.
-- Est-ce que Joshua est un ange ?
Silence. Cordelia soutient le regard de Caroline, sondant son esprit au fond des yeux dorés. Cordelia sait que c'est à peine une question. Juste une demande de confirmation.
-- Comment as-tu su ?
Caroline soupire longuement, passe sa main dans ses cheveux.
-- Je crois que je le sais depuis le début, en fait. La première fois qu'il est apparu, au Paon, j'ai... J'ai eu l'impression de lui voir des ailes ! balbutia Caroline avec un rire gêné. C'est stupide, je ne sais même pas si les anges ont vraiment des ailes !
Caroline l'interroge du regard, encore. Cordelia esquisse un sourire et hoche la tête.
-- Parfois oui, parfois non...
-- Quand j'ai quitté Bréhat, je sentais sa présence, presque palpable. Et pourtant il était invisible... Il ne m'a jamais quittée et pourtant je ne le voyais pas ni ne pouvais lui parler. J'ai cru devenir folle...
-- Et maintenant ? Tu pensais le retrouver à Bréhat ?
Elle se pose la question autant qu'elle la pose à Caroline. Il n'y a aucune certitude que Joshua revienne un jour. Il n'y avait même que lui qui pouvait faire mentir Haraucourt.
-- Je sais qu'il est là, encore, répond Caroline en baissant les yeux. Je sens qu'il est là et qu'il n'ose pas se manifester.
-- Mais il faut que tu saches une chose, Caroline. Joshua n'a rien à t'offrir sur cette Terre. Sauf à sacrifier son éternité.
-- Je sais... Enfin j'imagine. Et c'est son choix à lui. De toutes façons, je n'ai plus rien à perdre. J'ai déjà tout laissé derrière moi.
-- Tu sais, rien n'est définitif. Surtout avec Joshua.
Caroline sourit franchement, cette fois. Curieusement, l'échec patent de son coup de poker semblait l'indifférer. En fait, elle sait qu'elle ne pourra pas continuer sans lui. L'équation est très simple. Sans inconnue.