Etudes pour une réécriture (Oraison pour un ange) par lilylalibelle

Campagne commencée le lundi 9 mars 2015 et terminée le jeudi 9 juillet 2015

Rounds Mots Signes Temps
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Round 1/30 écrit le lundi 9 mars 2015

328 mots | 2067 signes

Une toile d'araignée... Voilà une image bien adéquate pour commencer ma campagne d'écriture. Les fils de mon histoire sont tracés, elle est écrite mais comme la toile, elle est fragile et incomplète. Il me faudra creuser, tricoter, filer, patiemment pour arriver à peaufiner mon histoire. J'ai des personnages, mais sont-ils bien définis ? J'ai un scénario, mais est-il bien ficelé ? Même si ce n'est pas une enquête ni un roman à suspense. La seule chose dont je sois sûre, c'est le lieu : une île. Pas déserte, mais presque. Pas paradisiaque, mais sûrement entre ciel et mer. Quelque part entre la Bretagne et l'Angleterre (ou l'Irlande...). Et si je profitais de ces 15 minutes d'écriture (quotidiennes ? pas sûr que je sois ponctuelle... mais David a dit de créer une habitude !) pour écrire ce qui manque à mon histoire : écrire l'histoire de mes personnages, par exemple. Celle qui me permettra de bien les cerner et peut-être (sans doute) de les faire interagir. Ma campagne d'écriture sera donc la biographie entrecroisée des personnages d'Oraison pour un ange, ce roman mille fois réécrit, qui m'accompagne comme un "doudou" depuis mon adolescence, sous des formes très diverses. Mais une constante : un homme, une femme, chabada... ? Non, pas tout à fait. Ce serait trop simple. Une femme, un homme. Une île. Mon personnage principal a toujours été cette île. Bréhat la secrète qui ne se révèle qu'à ceux qui veulent bien la regarder avec leurs yeux d'amants. ... Il me reste encore cinq minutes. En fait je déteste les chronomètres (c'est peut-être ça qui m'handicape dans Draftquest !). Mais jouons le jeu, créons l'habitude, la routine d'écriture. Je ne sais pas si j'irai au bout de ma réécriture... Il faut d'abord que j'apprivoise mon roman... ou plutôt que je le regarde avec des yeux neufs. Et surtout, détachés. C'est peut-être ça qui sera le plus difficile : enlever la part d'affectif qui me relie à ce texte, pour l'écrire pour lui-même et non pas pour moi (seulement).

Round 2/30 écrit le mardi 10 mars 2015

144 mots | 809 signes

Ma campagne ici va me servir de filtre. Je vais essayer d'écrire (réécrire) mon roman sans regarder ce que j'ai précédemment écris, la version 1, le premier jet (qui n'en est plus tout à fait un non plus, tellement je l'ai passé à la moulinette maintes et maintes fois...).

Mais peut-être que cette reconstruction à l'aveugle va être bénéfique ? Je ne sais plus qui a dit dans le forum ou ailleurs que ça permettait (aussi) de ne garder que le meilleur de ce qu'on a écrit (puisque c'est ce dont on se souvient...).

ça fera mon synopsis, je crois. En tout cas ma trame et mon fil conducteur. Je verrais sans doute mieux là où ça pêche, là où ça manque, là où ça bloque. En tout cas je l'espère...

Allez, on se lance ! (je vais commencer un nouveau round pour la peine)

Round 3/30 écrit le mardi 10 mars 2015

454 mots | 2641 signes

Chapitre 1

Caroline arrive à Bréhat, par le bateau du matin. Elle est seule, avec son sac et ses questions sans réponses. Elle est seule au milieu d'une petite foule d'habitués, la foule du premier bateau de la journée.

Le marin du bord remarque tout de suite son air absent, son air émacié, son air de rien. La jeune femme est-elle malade en mer ? A priori non, elle n'est pas pâle, ni mal à l'aise, ni agitée. Elle est juste là, comme une image. Une image qui bouge - juste de temps en temps pour montrer qu'elle est vivante.

L'air est frais à la pointe de l'Arcouest, tandis que le bateau quitte le quai. Au loin, à quelques miles à peine, on voit déjà Bréhat. Un quart d'heure de traversée. Presqu'à bout de bras, et pourtant en mer quand même.

Caroline englobe le paysage rose, d'un rose fané, le rose fané du granit breton. Et le bleu-vert de la mer (qui aurait pu croire qu'un tel bleu existe en Bretagne ?). En arrivant à Bréhat, la chose qui la frappe tout de suite, c'est la température.

-- Il fait chaud, ici.

Elle a à peine fait un kilomètre en mer et c'est comme si le climat avait changé. Lorsque le bateau accoste au débarcadère de Port-Clos, Caroline a chaud.

Il faut faire un peu de marche à pied pour rejoindre le port (un bien grand mot pour le quai tout simple - rose lui aussi).

En mettant pied à terre, le marin se croit obligé de la saluer un peu plus que d'ordinaire, peut-être parce qu'elle lui fait pitié. Une si jolie fille, ça ne devrait pas avoir l'air si triste.

Caroline sourit pour donner le change, mais les salutations du marin l'indiffèrent complètement. Elle regarde autour d'elle. Les gens débarquent et s'en vont, à pied, vers l'intérieur de l'île. Il y a des vélos (beaucoup) et un tracteur attelé d'une remorque qui attend les touristes.

Il n'y a pas de voitures sur Bréhat : on circule à pied ou à vélo. Voire à cheval ou à dos de mulet. Ou on utilise ce "traxîle" pour les marchandises et les gens qui ne veulent (ou ne peuvent) pas marcher. Ce n'est pas très gênant pour la surface ridicule de cette île qui ne doit pas faire plus d'un kilomètre dans sa longueur. Mais cette absence de voiture donne à l'île une atmosphère surannée de siècles passés. Une atmosphère paisible, hors du temps, comme une parenthèse.

Et c'est d'une parenthèse dans sa vie dont Caroline a besoin.


(Je suis sidérée, j'en arrive presque à préférer ce début à celui de mon roman... qui d'ailleurs est écrit au passé et là, spontanément j'ai écris au présent... Curieux hein)

Round 4/30 écrit le jeudi 12 mars 2015

391 mots | 2377 signes

Caroline descend du bateau et embarque sur le "Traxîle" pour rejoindre la chambre d'hôtes où elle est hébergée. Sur le trajet, des maisons, beaucoup avec des volets fermés, des gens, quelques animaux. Et des fleurs. Beaucoup de fleurs. A profusion. Elles poussent n'importe où, entre les pavés, au pied des murs des maisons, sans même une jardinière ou un pot avec de la terre. A même le sol, comme du chiendent...

La quiétude des lieux est palpable et interpelle Caroline, au creux d'elle-même. Que vient-elle pleurer dans ce désert si peuplé ?

Caroline descend du traxîle après quelques minutes de trajet vers la Corderie, une anse baignée de lumière où paissent quelques bateaux de plaisance. Elle grimpe un chemin un peu au hasard... Bréhat, c'est "where the streets have no name", les routes n'ont pas de nom. Sur une si petite superficie, ce n'est pas vraiment rédhibitoire... Elle connait seulement le nom de son hôtesse : Cordélia Wayne. Au détour du chemin, elle tombe en arrêt devant un portail rouge, gardé par deux immenses pins.

C'est là. Elle n'est jamais venue de sa vie mais elle sait que c'est là, comme une certitude intime.

Elle n'a pas fait trois pas que Cordélia Wayne vient à sa rencontre en la saluant. Elle ne s'est pas trompée. Son intuition lui fait même froid dans le dos.

Cordélia est une bavarde impénitente, mais une bavarde qui parle d'or. Chaque mot est une offrande, une caresse, un encouragement. Elle prend en main tout de suite Caroline sans poser de questions, l'installe dans sa chambre, la régente sans lui demander son avis. Et ça convient très bien à Caroline qui ne demande rien d'autre que de se laisser commander. Se laisser conduire sans réfléchir, voilà ce dont elle a besoin.

Cordélia ne cherche pas à savoir pourquoi Caroline est dans cet état-là. ça ne la regarde pas et puis elle sait que la confidence viendra d'elle-même. Ou pas. Peu importe, elle n'est pas psy ni curé. Même si avec ses soixante ans elle en a vu passer du monde sous son toit. Elancée, plutôt élégante et racée, Cordélia Wayne est l'archétype de la grand-mère qui n'a pas vieilli physiquement mais auprès de laquelle on se blottit spontanément pour se laisser caresser les cheveux en racontant ses secrets. Mais pour l'instant, ce n'est pas l'heure pour Caroline.

Round 5/30 écrit le samedi 14 mars 2015

264 mots | 1552 signes

Chapitre 2

Caroline est seule sur un banc du parc de la maison d'hôtes de Cordelia. Le crépuscule est là, elle rêve, les yeux dans la mer que le parc surplombe sur toute sa largeur. Elle a un livre dans les mains, mais elle ne lit pas. Elle n'arrive plus à lire. Alors elle prend son carnet, pour écrire, comme elle en a l'habitude depuis si longtemps.

Mais tous les mots l'ont désertée. Rien ne vient, rien ne sourd de la source de son stylo. Alors elle repose son stylo.

Il n'y a plus qu'un mot, qui reste, qui revient, sournois, implacable, définitif. Mourir. Du doigt, elle trace des centaines de "mourir" invisibles sur sa feuille qui reste blanche. Mourir. Il ne reste que mourir. Tous les autres mots l'ont désertée.

Cordelia la rejoint sur le banc, après le repas du soir, une fois que tous ses locataires sont partis vaquer à leurs occupations. Elle aime la solitude du soir, le calme du crépuscule. Elle offre un thé à Caroline, s'assoit auprès d'elle, en silence.

-- Moi aussi j'aime lire devant la mer, murmure la vieille dame.

-- Je ne lis pas, en fait, répond Caroline. Je ne lis plus, je n'y arrive plus. Je n'arrive plus à écrire non plus...

-- Il ne faut rien brusquer, tu sais.

-- ça va revenir, vous croyez ?

Cordelia sent que Caroline est à fleur de peau.

-- Il faut que tu te laisses du temps...

Le temps, le temps. Avait-elle seulement du temps ?

La tasse de thé de Caroline roule au pied du banc alors qu'elle s'enfuit dans sa chambre. Pas facile de s'accorder du temps.

Round 6/30 écrit le dimanche 15 mars 2015

377 mots | 2313 signes

Joshua arrive à Bréhat. Il habite une maison près de la chapelle Keranroux, une jolie chapelle toute blanche et lumineuse dans laquelle il aime se recueillir ou méditer. Joshua répète inlassablement les mêmes gestes quand il rentre chez lui : ouvrir les rideaux, retenir la porte afin qu'elle ne claque pas, se faire un thé en écoutant de la musique.

La maison de Joshua est son refuge terrestre. Car Joshua est un ange, envoyé sur terre pour protéger des gens. Mais ça, le lecteur ne le sait pas encore (ou bien doit-il le savoir déjà ?). Pour le reste du monde, Joshua est un photographe qui vit en dilettante de ses reportages et qui revient, épisodiquement, sur Bréhat, son pied à terre. Pour le reste du monde, Joshua est un marginal, et cela lui convient bien car il aime rester discret...

Quand il revient à Bréhat, Joshua dédie toujours sa première visite à Cordelia Wayne. Invariablement, il trouve une tasse de café qui l'attend dans la cuisine de l'hôtesse, comme si elle était déjà informée de son retour. Il s'est toujours demandé comment elle faisait pour deviner qu'il est de retour sur l'île. Intuition féminine ? 6ème sens ? Il ne le saurait sans doute jamais...

Cordelia lui donne les nouvelles de l'île, les morts, les vivants, comme une petite gazette personnelle qui distille ses informations. Elle aime bien revoir Joshua, qu'elle apprécie particulièrement. Et puis elle sait que Joshua est en réalité un ange, puisqu'elle même l'a été, avant de choisir la vie terrestre, il y a bien longtemps. Mais ça, le lecteur ne le sait pas non plus (ou bien doit-il le savoir ?). Elle a troqué son éternité pour une vie mortelle, en restant au service des gens qu'elle accueille dans sa maison d'hôtes. Une autre manière de protéger, qui sait ?

Joshua, évidemment, n'en sait rien. Mais l'amitié quasi-maternelle de la vieille dame le ramène toujours naturellement chez elle. Comme un autre refuge, plus affectif cette fois.

Joshua repart comme il est venu, en catimini. La deuxième chose qu'il fait, en arrivant à Bréhat, après avoir visité Cordelia, c'est d'aller re-visiter l'île, avec son appareil photo. Pour voir si elle a changé en son absence.

Et elle change toujours. Tout en restant toujours fidèle à elle-même.

Round 7/30 écrit le lundi 16 mars 2015

627 mots | 3787 signes

Chapitre 3

Bréhat est un labyrinthe baroque : les routes s'entremêlent entre elles, formant un enchevêtrement de sentiers que Caroline voit se dérouler sous ses yeux. En déambulant elle se souvient que les rues n'ont pas de nom, mais comme elle est sur une île, elle joue à se perdre sans risques puisqu'il y a toujours une maison qui veille au détour d'un chemin.

La Bréhat du sud est méditerranéenne, voire exotique. Toujours ces fleurs inattendues qui poussent n'importe où et surtout là où on s'y attend le moins. Sur les chemins, il y a beaucoup de gens, aussi, des touristes surtout, qui s'extasient. Mais Caroline ne les voit pas et ne les entend pas ; elle les ignore, continuant sa marche au hasard qui n'existe pas.

Elle passe un petit pont de pierre, sorte de goulet d'étranglement qui sépare la Bréhat riante du sud de la Bréhat sauvage du nord. Là, Caroline débarque en Irlande : les ajoncs, la bruyère, la lande battue par les vents. Les maisons aussi sont plus ramassées et moins nombreuses. Plus elle avance vers le nord et plus le nombre des touristes diminue.

A Bréhat, tous les chemins mènent au phare du Paon, dressé sur son promontoire de porphyre comme un défi aux éléments. Caroline s'installe sur le muret qui entoure le phare et plonge dans la mer, à ses pieds. Le monde se désagrège, le bruit des vagues couvre tout ce qu'il y a de vie autour d'elle. Elle se retrouve seule avec l'océan.

Et puis soudain, tout bascule. La vision devient cauchemar, un vertige la prend toute entière, le vide l'attire, le néant la submerge. Les vagues ont laissé la place à des violons qui jouent dans les aigus, vrillant ses nerfs. Le phare a disparu, laissant place à un cercle de flammes qui se rétrécit autour d'elle. Et derrière les flammes, des spectres béants qui jouent du violon, de plus en plus aigus, de plus en plus stridents. Brusquement, elle comprend, terrorisée.

-- En enfer. Je suis en enfer...

Elle ferme les yeux, mais les violons montent encore, et encore... Puis tout à coup, plus rien.

Quelqu'un a posé sa main sur son épaule et a fait fuir la vision de cauchemar. Peu à peu elle retrouve l'usage de l'ouie et, précautionneusement, elle rouvre les yeux, craignant de voir encore les spectres, les flammes, les violons. Mais non, il n'y a plus rien. Rien que les touristes autour d'elle qui continuent d'applaudir aux gerbes de vagues qui s'ébrouent contre la roche rose du promontoire.

Mais personne auprès d'elle.

-- Je deviens folle, voilà...

Caroline baisse les yeux, soupire longuement, puis tourne la tête et sursaute.

A trois mètres d'elle, assis en tailleur sur le muret, un homme regarde le large, impassible. Il parait être là depuis des heures mais elle jurerait qu'il n'était pas là l'instant d'avant.

Voilà qu'elle voyait des apparitions maintenant ! Et bien entendu, l'apparition en question est beau comme une statue grecque. Elle ne sait pas s'il l'a vue. Est-ce lui, la main sur son épaule, tout à l'heure ?

Elle ne dit rien, ne le regarde pas, ou juste de biais, pour vérifier qu'il ne bouge pas. Leurs regards sondent les mêmes abimes au large du phare du Paon. Leur contemplation dure un moment, pendant lequel ils n'échangent pas un mot, ni même un regard. Ils sont là, simplement à partager le même instant.

Caroline ferme les yeux. Le soir tombe et remplit de rose orangé le ciel bréhatin. Quand elle rouvre les yeux, elle se doute que l'homme a disparu, puisque ce doit être le fruit de son imagination.

Elle est presque déçue d'en avoir la confirmation quand elle tourne la tête. Elle est seule. Il n'y a jamais eu personne à côté d'elle, que dans ses rêves.

Elle se sent stupide. Stupide à pleurer.

Round 8/30 écrit le mardi 17 mars 2015

371 mots | 2254 signes

Chapitre 4

Caroline est de retour à la Corderie, chez Cordelia. La maison de Cordelia est une bibliothèque grandeur nature, chez elle, il y a des livres partout, dans les moindres recoins, à portée de main et de regard. Comme sur sa table de nuit, par exemple. Caroline avait bien vu les livres déposés là, à son arrivée, mais elle n'y avait pas touché.

Triste et lasse, Caroline se déshabille machinalement dans sa chambre et met un bain à couler, puis revient à la table de chevet pour choisir un livre. Elle avisa un fascicule vieillot d'un vert passé sur la pile de livres, qui n'était pas posé là à son arrivée la veille.

Caroline savait que Cordelia prenait un malin plaisir à disposer des livres dans les chambres de ses clients, occasionnant parfois de belles rencontres ou des découvertes. Caroline prend le petit livre. Des poèmes en allemand, traduits en français. Rainer Maria Rilke, inconnu au bataillon. Caroline hausse les épaules. Pourquoi pas ? Si Cordélia l'a posé là, c'est qu'il devrait lui plaire.

Caroline se glisse dans l'eau chaude pleine de mousse, ferme les yeux, arrête le robinet. On entend à peine les oiseaux, dehors, le calme et la quiétude l'envahissent aussi sûrement que les bulles de savon qui éclatent dans un crépitement minuscule autour d'elle.

Elle soupire, rouvre les yeux. Prend le Rilke et l'ouvre. Préface de Marguerite Yourcenar. Encore un auteur qu'elle aurait du lire bien avant ! Elle craint un instant que les mots lui échappent et glissent sur elle, mais le premier poème de Rilke la saisit. Elle entre dans son univers, s'y niche comme dans un refuge et s'y retrouve. Le livre s'appelle "Poèmes à la nuit" et parle d'ange, d'étoiles et de nuages.

Malgré elle, l'imagination de Caroline peuple les poèmes de la silhouette de son "apparition" du phare du Paon, comme elle nomme le jeune homme aperçu tout à l'heure - si tant est qu'il existe vraiment. Son image ne la quitte pas et ressurgit, pour un rien, pour tout, de manière inattendue et inopinée, au moindre prétexte. Il est là, comme une ombre qui ne la quitte plus.

Et pendant ce temps-là, Rilke chantait entre ses doigts.

C'est ainsi que Caroline revient à la lecture.

Round 9/30 écrit le mercredi 18 mars 2015

652 mots | 3994 signes

Cordelia est installée sur la terrasse de sa maison et équeute des haricots verts de son jardin. Elle aime jardiner, l'extérieur de sa maison est un jardin potager, fruitier et floral sans égal sur l'île. La journée tombe, l'ambiance est bucolique, ses clients sont éparpillés sur la pelouse, à l'ombre, au soleil, sous un arbre, devant la mer. La vieille dame couve ce paysage d'un regard bienveillant en se disant que cette scène ferait sûrement partie de celle que Joshua aimerait capturer dans son objectif.

Elle ne s'est pas trompée : dès qu'il fait son entrée dans le parc, il sort son appareil photo pour saisir cette image de paix partagée. Mais il baisse bientôt son objectif, une présence inhabituelle le poursuit. Il regarde autour de lui, voit une femme et son petit enfant jouer sur une couverture à l'ombre, un vieil homme qui dort auprès de sa femme (sans doute) qui fait des mots croisés, Cordelia qui épluche ses haricots verts à côté d'une jeune femme qui lit.

Caroline sent une sueur froide lui parcourir le dos quand elle lève le nez des poèmes de Rilke. Elle vient de reconnaitre, au bout de la pelouse, la silhouette de son "apparition" du phare du Paon, en chair et en os.

Elle en est tout décontenancée. Ainsi, "il" est bien réel ! Elle n'a pas rêvé, elle n'est pas folle ? Elle se rend compte aussi que son imagination a idéalisé celui qu'elle prenait pour une apparition. En réalité ce n'est qu'un homme, certes gâté par la nature. Il est moins grand que dans son souvenir, mais en revanche, il a le même port de tête, la même silhouette puissante, le même maintien altier. En réalité, lorsqu'il est quelque part, on ne voit que lui. Elle se demande s'il l'a reconnue lui aussi.

-- Caroline, je te présente Joshua, déclara Cordélia lorsque le jeune homme fut arrivé devant elles.

Caroline se souviendra toujours du regard avec lequel Joshua l'enveloppe. Ni bleu, ni vert, interrogatif et pourtant rempli d'une certitude : je t'ai reconnue, disent ces yeux, sûrs de lui, sûrs de tout.

Sauf d'elle.

-- Café pour tout le monde ? demande la maîtresse de maison sur le pas de la porte de la terrasse.

-- Thé pour moi !

Caroline et Joshua avaient parlé en même temps, d'une seule voix ; il y a un silence pendant lequel ils se dévisagent, stupéfaits, tandis que Cordélia disparait dans la cuisine.

-- Effrayant signe du Ciel, tu ne trouves pas ? murmure Joshua avec un léger sourire énigmatique.

-- Je ne crois pas aux signes, répond posément Caroline, croyant à une boutade et pour clore là la conversation.

-- Moi si, rétorque le jeune homme tout aussi sérieusement. Et je dis que c'en est un.

Prise de court, Caroline baisse les yeux, brusquement intimidée par tant d'assurance. Sa voix grave et presque rocailleuse a cependant quelque chose de nonchalant, de chaud et même de caressant qui vrille ses nerfs. Elle sent qu'il la regarde mais elle fait semblant de ne pas s'en apercevoir pour le laisser observer à sa guise.

En réalité, elle a nettement conscience de s'offrir à ses regards curieux, attentifs, qui la détaillent avec une précision exaspérante. Elle sent ses yeux sur son front, ses paupières, ses cheveux, sa bouche, comme autant d'attouchements chastes, légers comme des frôlements et langoureux comme une langue qui s'attarde.

Ce n'est pas moins un regard d'homme qu'un regard d'artiste, l'œil du photographe séduit qui jauge un sujet. Peut-être cela explique-t-il que ce regard ne gêne pas Caroline : il la cadre, comme une fleur, un papillon, un paysage. Ou un bel objet.

Cordélia sert le thé en menant la conversation sur des sujets anodins avec l'habitude qu'exige son rôle. Joshua ne dit rien, ou peu de choses, ostensiblement détaché. Il s'absorbe tout entier dans la dégustation de son thé avec un plaisir non dissimulé qui fascine Caroline. Les yeux fermés, il se coupe du monde pour mieux en profiter.

Round 10/30 écrit le jeudi 19 mars 2015

556 mots | 3679 signes

Chapitre 5

Caroline se plonge dans son thé, se concentrant sur la saveur mouillée du breuvage parfumé. Elle laisse l'eau chaude l'envahir, comme un nectar... Joshua semble lui aussi très détaché, absorbé dans sa dégustation.

Le téléphone fait disparaitre à nouveau Cordélia dans la maison.

-- Désolé, je ne suis pas très bavard, dit Joshua au bout d'un moment, comme pour s'excuser.

-- Je ne suis pas mieux, répond Caroline. Mais ce n'est pas très grave. Je trouve que nous partageons plutôt bien nos silences...

Le regard bleu-vert l'enveloppe une nouvelle fois, intrigué, interrogatif, curieux.

-- J'aime beaucoup ton tableau, reprend Caroline au bout d'un moment.

Cordelia lui avait vanté maintes et maintes fois le tableau photographique composé par Joshua qui ornait son salon, une oeuvre abstraite sous forme de triptyque d'au moins trois mètres de long, imposante.

-- Merci. Souvent on me complimente par politesse, mais la plupart des gens ne comprennent pas ce tableau, c'est une série sur les mythes de la Création.

-- Je l'ai trouvé... terriblement puissant, avoua Caroline.

Joshua inclina la tête, touché. Inexplicablement, il était touché, ému aussi par cette détresse qu'il sentait en elle.

-- Qu'est-ce que tu lis ?

-- Des poèmes de Rilke, répond Caroline. Trouvé chez Cordelia, je ne connaissais pas...

-- Voilà une lecture qui parle à mes oreilles, dit gravement Joshua. J'ai du lire çà il y a bien longtemps mais j'ai rarement croisé une telle beauté... De Rilke, tu devrais essayer "Les Carnets de Malte Laurids Brigge".

-- Pourquoi ?

Joshua eut un sourire énigmatique.

-- Lis-le, tu comprendras pourquoi... On aura peut-être l'occasion d'en reparler, dit-il en se levant et en reposant la tasse de thé vide sur la table.

-- Tu t'en vas déjà ?

-- Il ne t'a pas fallu longtemps pour ne plus pouvoir te passer de moi ! s'exclame Joshua. Bréhat n'est pas très grande, on se reverra sûrement...

La voix de Cordelia leur parvient à travers la fenêtre de la cuisine.

-- Joshua ? Je te garde à manger !

-- Merci Cordelia, mais je ne veux pas vous déranger, répond Joshua.

-- Ce n'était pas une question ! rétorque la vieille dame sur un ton péremptoire qui disait assez bien qu'elle n'envisage même pas qu'il ait l'idée de refuser.

Joshua regarde Caroline, qui hausse les épaules avec un sourire.

-- Difficile de refuser, dit-elle. Tu es condamné à rester ici !

-- Pas si sûr, fait le jeune homme. J'adore Cordelia, mais beaucoup moins ses grandes tablées bruyantes... De plus, je déteste particulièrement faire des choses que je n'ai pas choisies moi-même...

Caroline le regarde réfléchir, curieuse de savoir comment il allait se sortir de cette délicate situation...

-- C'est très gentil, Cordelia, reprend Joshua sans quitter Caroline des yeux. Mais je viens juste d'inviter Caroline à dîner au bourg !

La jeune femme ouvre la bouche, stupéfaite par son audace. Quel culot ! Devant elle, il est dans le soleil tombant, nimbé dans une lumière irréelle, sûr de lui. Un pur morceau de masculinité, en vérité. Inébranlable, indéracinable... Elle est convaincue qu'il sait très bien qu'elle n'a pas la force ni même l'envie de le dédire.

De guerre lasse, elle se lève.

-- Tu es diablement têtu, toi, dit-elle, boudeuse. Descendons au bourg alors...

-- Diablement tête ? répond Joshua avec un sourire facétieux. C'est un peu ça, en effet...

De la fenêtre, Cordelia les regarde s'éloigner, sans parvenir à savoir si cette sortie impromptue fait vraiment plaisir à Caroline.

Round 11/30 écrit le lundi 23 mars 2015

634 mots | 4052 signes

Caroline suit Joshua jusqu'au bourg de Bréhat. Il s'arrête devant un des restaurants et l'invite à entrer. Caroline est alors à nouveau prise d'une crise de panique, à cause du bruit, de la foule, des gens... Ce monde-là est trop bruyant, trop vivant pour elle.

Elle entend vaguement la voix de Joshua, se retourne vers lui sans le distinguer. Le vide. Elle vacille. Suffoque. Cherche un appui, au hasard, dans la panique.

Il n'y a plus personne autour d'elle.

Juste une main sur son épaule. Juste une voix, très basse, presque un murmure. Et un air de-déjà-ressenti.

— Tu ne veux pas dîner ?

Le visage de Joshua penché vers elle ne trahit aucune contrariété mais plutôt une vague inquiétude. Caroline, muette, le regarde sans comprendre, seulement affolée de constater qu'encore une fois il est là alors qu'elle pensait ne plus avoir personne autour d'elle.

Joshua, tout à coup, mesure que le verbe "vouloir" n'a plus aucun sens dans le vocabulaire de Caroline. Elle s'est laissée emmener alors qu'elle n'avait pas envie de le suivre, peut-être même n'avait-elle pas faim.

Joshua est désemparé, se traite d'égoïste et se demande comment il a pu en arriver là pour se comporter ainsi. Il mériterait qu'elle le plante là, sans demander son reste, mais il la sent tout bonnement incapable de prendre la moindre décision. Il déteste son comportement et décide de la ramener chez Cordelia, sans se pardonner son attitude diamétralement opposée à ses principes.

— Je suis le dernier des imbéciles, Caroline, murmure soudain Joshua d'un air contrit. Je n'aurai pas du te forcer la main... Je suis désolé.

Joshua ignore même pourquoi il s'explique ; normalement, il ne devrait pas se soucier de ce qu'on peut penser de lui.

Mais Caroline le touche ; il a beau tourner la question dans tous les sens possibles, il en revient au même point. Il la devine plus qu'autre chose mais Caroline, malgré elle, malgré lui, caresse du doigt son ambivalence, effleure son cœur intouchable. Il tend la main pour la faire s'ouvrir, elle y met la sienne, puis la retire, hésite à donner, donne quand même, regrettant son geste puis s'en félicitant. Elle est à la fois très vulnérable et complètement inaccessible. La faire se dévoiler relève de la gageure ; elle est comme une porte qui s’entrouvre, laissant augurer un intérieur d'une richesse rare mais refusant obstinément l'accès, fermant le vantail dès qu'il franchit les limites de son dicible. Le jeune homme n'extirpe donc que des bribes, des morceaux, des intuitions, des esquisses de gestes, des amorces de confessions. Et cette complicité pudique, pleine de retenue, le fascine.

Lui qui sait tout, par la force des choses. Lui que rien ni personne ne doit toucher.

— Je te raccompagne chez Cordélia, dit-il soudain en prenant son bras avec douceur. Si ça ne t'ennuie pas, bien entendu...

Caroline relève les yeux lentement. Son regard sec, aride, vide l'effraie encore plus : plus rien ne l'atteint. Même pas sa conduite odieuse.

— Ne te sens pas obligé, murmure-t-elle avec une tranquillité déroutante. Je ne t'en veux pas, tu sais.

— Tu devrais.

— A quoi bon ? ça ne m'avancera à rien...

Sa bienveillance désarme complètement Joshua. Il aurait préféré ses foudres et sa haine à cette noblesse d'âme dont lui-même se montre incapable. Le jeune homme soupire, constatant que Caroline suscite en lui trop de questions, que l'absence de réponses le frustre… et qu'il déteste être frustré.

La jeune femme a un léger sourire, comme un encouragement, ou une autorisation de partir.

Joshua lève de nouveau les yeux au ciel, sondant les nuages, et soupire longuement. A cet instant, il a seulement envie de la prendre dans ses bras, sans aucune arrière-pensée, juste pour la rassurer, l'entourer. C'est si banal et si peu crédible venant de sa part qu'il préfère s'abstenir.

Ce qui, tout compte fait, est peut-être encore plus stupide.

Round 12/30 écrit le samedi 28 mars 2015

467 mots | 2967 signes

Le soir est tombé dans un silence feutré seulement troublé par les bruits du crépuscule : les merles qui chantent, le crissement des grillons, les cris des enfants loin dans le jardin. Dans sa chambre, faiblement éclairée, la fenêtre ouverte, Caroline est attablée au bureau, des feuilles devant elle.

Ses pensées dérivent, interrogent son passé, questionnent son présent. Pourquoi n'arrive-t-elle pas à se satisfaire de sa vie ? Pourquoi ce sentiment lancinant de non-sens qui la poursuit ? Pourquoi les choses ne peuvent-elles pas être simples ? Comment expliquer l'inexplicable ?

Elle se sent nouille avec ses terreurs de l'an mil, tellement dérisoire, tellement décalée. Pourquoi autant d'interrogations quand rien ne dépasse de son univers méticuleux. Elle n'est pas satisfaite de ce qu'elle a mais elle est incapable de dire ce qu'elle voudrait...

Caroline se fait peur. Ce non-sens l'effraie, la terrorise même.

Un bruit d'ailes dans le rhododendron la sort de sa rêverie. Il n'y a personne dans la chambre, mais elle sent une présence. Le crépuscule absorbe les ombres.

Sous ses yeux, stupéfaite, Caroline découvre trois feuilles lignées de son écriture fine et serrée, rageuse. Elle vient d'écrire trois pages, sans s'en rendre compte, elle qui se désolait la veille de ne plus avoir d'autre mot que mourir à sa disposition... Un sanglot gonfle sa gorge et la fait suffoquer, comme une libération. Elle a écrit. Peut-être que tout n'est pas perdu.


Les accords de La Mer de Debussy emplissent la nef de la chapelle Keranroux. Sur le pas de la porte, Joshua déguste un thé en rêvant, les regards perdus dans les reliefs des nuages qui annoncent l'orage.

Il aimerait retourner chez Cordelia pour parler avec elle mais il craint de croiser Caroline et de ne pas savoir que lui dire après sa conduite inqualifiable de la veille.

Le nez au vent, il dialogue avec Dieu. L'attitude pleine d'abnégation de Caroline le touche toujours autant, elle mériterait d'être un ange. Elle le mérite plus que lui qui se comporte parfois comme un vrai goujat ! Pourquoi Dieu l'a-t-il créé aussi "homme" ? Il aimerait avoir la grandeur d'âme de Caroline, il envie sa douceur, sa patience, son indulgence...

Joshua sait que Caroline l'a touché, profondément. Il sait que c'est dangereux : il est un ange, il est là pour protéger, pas pour aimer. Mais il envie tellement l'existence terrestre aussi pour ça, pour cette capacité à aimer. Cette rencontre remet sur le devant de sa scène cette envie irrésistible qu'il a d'abandonner ses ailes pour goûter à la vie des mortels. Mais il ne sait pas s'il est prêt à sacrifier tout ce qu'il est pour ça.

Bien entendu, Dieu ne répond pas aux questions de Joshua. Alors, faute de pouvoir chercher des réponses, le jeune homme décide d'aller oublier ses questions en parcourant Bréhat armé de son appareil photo.


Round 13/30 écrit le dimanche 29 mars 2015

582 mots | 3474 signes

Quel que soit le chemin que l'on prenne, à Bréhat on finit toujours inéluctablement au phare du Paon, au nord de l'île. Dressé sur son petit promontoire de porphyre, il surmonte une anfractuosité de rochers qu'on appelle le Gouffre, assez évocateur de l'endroit.

Joshua photographie les nuages, la mer, les vagues, les rochers, inlassablement. Il ne s'en lasse jamais. En se retournant vers le phare, il aperçoit Caroline assise sur le muret, quasiment à l'endroit où il l'avait vue la première fois. Mais cette fois elle a un cahier dans la main. Et elle écrit.

Joshua la photographie à son insu, comme une icône, puis la rejoint. Elle ne s'aperçoit pas tout de suite de sa présence (ou bien fait-elle semblant de n'en rien voir ?) et continue d'écrire. Malgré lui, Joshua lit et est bouleversé par ce qu'elle écrit : il n'y a que des larmes, du sang, des morts.

-- C'est très mauvais, dit Caroline au bout d'un moment.

Joshua est un peu gêné d'être surpris en train de lire par dessus son épaule, mais Caroline n'a pas l'air de lui en tenir rigueur. Ils parlent pendant quelques minutes, de tout et de rien, de la mer qui monte et qui descend, de l'éternité. Joshua se rend compte que tout le monde n'a pas son attitude combative envers la vie et son optimisme. Il s'avise qu'il a de la chance de croire en quelque chose. Caroline ne croit en rien et même pas en elle-même. Il ne comprend pas comment elle peut ne pas aimer la vie, celle-là même qu'il envie aux humains depuis toujours.

-- Caroline, vivre ne demande pas des capacités surnaturelles.

-- Je sais bien, mais personne ne m'a jamais montré comment faire, répond Caroline, le laissant pantois. Tu ne trouves pas difficile de devoir constamment réviser ses aspirations à la baisse à cause de la réalité des choses ?

-- Moi, tu sais, je vis dans un monde parfait.

-- La perfection n'existe pas.

-- Sauf chez Dieu. Et les anges...

Joshua se mord la lèvre en levant les yeux au ciel. Il sait bien qu'il joue avec le feu, mais Caroline le pousse malgré elle dans ses retranchements. Il aimerait pouvoir tout lui dire, tout lui avouer, ne pas avoir de secrets pour elle. Mais il n'a pas le droit.

Caroline le dévisage étrangement en se demandant ce qu'elle doit comprendre dans la réponse énigmatique de Joshua. Les nuages ont cette fois pris possession du ciel ; il y a comme un état de grâce, un moment fragile de beauté pure.

-- Il va pleuvoir, dit Caroline en ayant très nettement conscience que ce n'est pas du tout la phrase qui convient à cet instant précis.

Mais Joshua ne s'en offusque pas.

-- Allons nous mettre à l'abri.

Il descend du muret et lui tend la main. Caroline reste interdite. Un sentiment de déjà vu. Cette main sur son épaule... Elle est sûre que c'était sa main sur son épaule lorsque les spectres ont fui, la première fois.

Flottement, hésitation. Comme si quelque chose se scellait. Le regard pur de la jeune femme affola le cœur de Joshua quand elle se leva pour le suivre.

Sans lâcher sa main.

Sans lâcher sa main.

Joshua a l'impression d'emmener avec lui une petite fille qui s'accroche à lui, terrifiée par ce qui l'entoure, comme si c'était son seul recours, sa survie. Et tout à coup Joshua a peur de tout ce qui effraie Caroline. Soudain il se demande s'il est assez fort pour la sauver d'elle-même.

Alors qu'il est précisément là pour ça.

Round 14/30 écrit le mardi 31 mars 2015

578 mots | 3575 signes

Joshua et Caroline fuient le phare du Paon pour échapper à l'orage qui menace. Elle n'a toujours pas lâché sa main et la confiance qu'elle met en lui le perturbe. Soudain, au détour d'un chemin, il s'arrête, désigne le phare, derrière eux. Caroline étouffe un cri.

On dirait un Corot : tout l'arrière du paysage est noir tandis que le phare du Paon reflète le soleil qui est encore là, de l'autre côté. Les contrastes sont d'une saisissante beauté, qui coupe le souffle et met les larmes aux yeux de Caroline.

Elle qui ne croit pas en Dieu ne sait pas qui remercier pour tant de beauté.

Caroline n'a pas été surprise en comprenant que Joshua croyait en Dieu. Le peu qu'elle connait de lui lui souffle qu'il ne fait jamais rien comme tout le monde : d'ailleurs il doit se faire un malin plaisir à inventer une troisième manière de faire lorsqu'il en existe déjà une.

Un roulement de tonnerre donne le coup d'envoi de l'averse. Spontanément, Johsua renverse la tête en arrière pour recevoir les premières gouttes d'eau sur son visage, comme une bénédiction peut-être. Sa manière de réagir au monde émeut Caroline plus qu'elle ne veut l'admettre. En réalité, elle est sensible à chacun de ses gestes.

En un instant, l'averse devient déluge et ils sont trempés comme des soupes en un rien de temps. Les sentiers pierreux de Bréhat glougloutent en guidant les flots d'eau de pluie dans la lande.

-- Ne me prête pas d'arrières-pensées douteuses, mais nous ferions mieux de nous arrêter chez moi pour attendre la fin de l'averse, c'est tout près, proposa Joshua.

Caroline acquiesce, en se demandant tout de même pourquoi diable il se croyait obligé de préciser qu'il n'avait pas d'arrières-pensées ! Lorsqu'il s'arrête devant la chapelle Keranroux, elle marque un temps.

-- Ne me dis pas que tu vis là...

Joshua se met à rire.

-- Non. C'est vrai que j'y passe beaucoup de temps, mais je n'y dors pas encore, répond-il. Mets toi à l'aise, je vais te chercher quelque chose de sec.

Il va rapidement chercher un drap de bain pour lui permettre de se sécher et repart vers la cuisine en se débarrassant de son tee-shirt transformé en serpillière, pas plus gêné que s'il s'était trouvé seul. Caroline est à peu près convaincue qu'il adore s'exhiber ainsi, comme un pur-sang à la parade (mais il est vrai que son corps vaut le coup d'oeil !).

De la musique emplit la pièce en sourdine. Mozart, reconnut Caroline. Joshua lui ramène une chemise dans laquelle elle s'enveloppe, retrouvant son odeur ambrée dans les plis du vêtement. Pendant ce temps, Joshua prépare du café, comme un rituel apaisant dans lequel elle trouve une certaine sérénité. Tout chez lui respire la paix, la plénitude. Elle s'absorbe dans les multiples photos qui ornent les murs de la maison.

Elle retrouva la série sur les mythes de la Création dont un tableau se trouvait chez Cordélia. Il s'agissait de grandes compositions formées de multiples détails, tous aussi minuscules les uns que les autres.

-- Tout est dans le détail, murmure Joshua. Chacun parait insignifiant dans la globalité, mais tous ont leur importance, leur utilité, leur unicité.

Caroline prend le message à peine subliminal et ne répond rien. Juste auprès d'elle, Joshua regarde couler une goutte d'eau le long d'une boucle de cheveux sur la peau de la nuque de Caroline. Il s'avise que son émotion en regardant la jeune femme n'a rien d'une émotion esthétique.

Il est amoureux. Et il n'en a pas le droit.

Round 15/30 écrit le mercredi 1 avril 2015

565 mots | 3441 signes

Caroline et Joshua s'absorbent dans la dégustation de leur café, en silence. Mais ils partagent plutôt bien leurs silences, depuis le début. Joshua a allumé de l'encens, sur la table basse devant le canapé. La fumée du petit bâtonnet rouge se mêle à celle du café.

Caroline se sent bien, apaisée. La sérénité de la maison de Joshua déteint sur elle. Elle ferme les yeux, se laisse aller. Est-ce une main ? Le souffle du vent ? La caresse d'une plume ? Un ronronnement pénètre son esprit embrumé, un ronronnement qui ressemble à une voix d'homme...

... Surtout, ne pas la réveiller ! Joshua s'est agenouillé au pied du canapé sur lequel Caroline s'est assoupie. Ou peut-être ne dort-elle pas. Qu'importe, il se laisse aller à l'instant, l'observe tranquillement tout à sa guise, profitant de son sommeil pour la posséder du regard. Il murmure des mots qu'elle n'entend pas, mais il n'a pas forcément envie qu'elle l'entende. Simplement être là, lui faire sentir qu'il est là.

Lorsque Joshua ouvre les yeux, le bâtonnet d'encens est consumé dans son écrin, la symphonie de Mozart depuis longtemps terminée. Tout près de lui, le canapé est vide, portant encore l'empreinte du corps de Caroline.

Il se lève, désemparé, passe sa main dans ses longs cheveux, cherchant autour de lui en sachant que Caroline n'est plus là. Son regard croise, sur la table à déjeuner, une feuille de papier pliée en deux sur laquelle l'écriture de Caroline scande son prénom.

Tremblant, il prend la feuille, l'ouvre en ayant peur et envie tout à la fois de lire ce qu'elle contient.

"Tu es comme le granit..." (le texte est une poésie en prose, ce serait le trahir que d'essayer de le résumer de mémoire !)

Joshua est touché au coeur. Il ferme les yeux, éperdu et tombe assis sur le canapé. Il ne doute plus à présent de ses sentiments pour Caroline. Mais il est un ange, il n'a pas le droit de l'aimer, il n'a rien à lui offrir...

Lui si sûr de lui d'habitude, lui si confiant en tout, pour la première fois de sa vie, il doute. Il n'est plus très sûr d'être capable de sauver Caroline d'elle même. Il n'est plus très sûr d'avoir envie de continuer à être un ange et de regarder vivre les hommes sans pouvoir vivre comme eux. Jusqu'à présent il s'était contenté de succédanés mais Caroline avait réveillé ce désir viscéral qu'il avait enfoui au plus profond de lui-même.

Cordelia trouve Caroline rêvassant sur la terrasse de la Corderie. Sa question ne recevant pas de réponse, elle la réitère et sort la jeune femme de sa rêverie.

-- Pardonnez-moi, j'étais ailleurs...

-- Je vois bien ! Au hasard, je dirais chez Joshua ?

Caroline haussa les sourcils et la vieille dame éclata de rire.

-- En l'occurrence ce n'était pas bien difficile à deviner : tu as encore sa chemise sur le dos ! Ne tergiversons pas, demoiselle : tu es amoureuse ?

-- Cordélia !

-- Eh bien quoi, Cordélia ? Il n'y a pas de honte à être amoureuse, surtout d'un gars bien bâti comme Joshua...

-- Je ne sais pas, avoua e Caroline en baissant la tête. C'est ambivalent... Quelquefois j'ai l'impression que tout ça n'est que le fruit de mon imagination. Je me demande même parfois si Joshua est bien réel...

-- Mon Dieu ! s'exclama Cordelia. Tu es gravement atteinte, je crois !

L'expression de la vieille dame arrache un sourire à Caroline.

Round 16/30 écrit le jeudi 2 avril 2015

424 mots | 2695 signes

En discutant avec Cordelia, Caroline se rend compte qu'elle se trouve dans une impasse : insatisfaite de sa vie actuelle mais incapable de tout reprendre à zéro par simple lâcheté.

La révélation de la vieille dame concernant ses propres sentiments bouleverse Caroline : elle ne veut pas admettre qu'elle est amoureuse. Et pourtant, c'est Joshua qu'elle cherche malgré elle sur les chemins de l'île, errant de sentier en plage, de terrasse en rocher.

A 33 mètres au-dessus de la mer, comme un défi à Dieu et aux éléments, la chapelle Saint-Michel se dresse sur une excroissance rocheuse qui domine tout le secteur. A l'intérieur, minuscule, quelqu'un prie, coupé du monde.

C'est Joshua.

Caroline est toujours émue de sa piété, qu'elle devine sincère et profonde. Elle l'admire d'être aussi croyant, elle qui ne sait même plus en quoi croire... Caroline s'assoie auprès de Joshua, en silence et s'énivre de sa présence, aussi stupidement qu'une gourgandine devant son idole.

Le temps se suspend, Caroline se sent bien, apaisée une nouvelle fois.

-- Je ne voulais pas te déranger, murmure Caroline décontenancée.

-- Tu ne me déranges pas... Je t'attendais.

-- Comment savais-tu que je viendrais ? Je ne savais même pas moi-même que j'allais venir ici...

Joshua a un sourire complice.

-- Tu veux dire que c'est le hasard qui t'a amenée ici ?

Caroline sait pertinemment que Joshua ne croit pas au hasard, pour lui tout est Signe.

-- Le grand manipulateur de destin t'a-t-il dit pourquoi je venais alors ? demande-t-elle, un air de défi dans la voix.

-- Pas pour prier en tout cas.

Ce n'était pas un reproche, juste un constat.

-- Mais on peut faire un tas d'autres choses dans une église, reprit Joshua doucement. Méditer, se recueillir, réfléchir, se perdre dans un tableau dédié à la Vierge...

Caroline ferme les yeux, bercée par le son de sa voix. Elle aime sa voix, feutrée, un peu rauque. Elle sent son regard sur sa peau, qui s'attarde. Puis c'est sa main qui frôle sa joue, précautionneusement, comme si elle n'osait pas se poser. C'est la première fois qu'il s'autorise un geste aussi tendre.

Au dernier moment, il se ravise, retire sa main.

-- Tu es vraiment exaspérante !

-- Pardon.

-- Non, ne t'excuses pas, ce n'est pas ta faute... C'est moi qui ne devrais pas...

-- Qui ne devrait pas quoi ?

-- Rien, laisse tomber... Viens ! On a juste le temps...

Il prend sa main, comme l'autre jour au pied du Paon, pour l'entraîner au dehors.

-- Le temps pour quoi faire ?

-- Le temps d'admirer un trésor.

Evidemment, il s'octroya le plaisir de ne pas en dire plus.

Round 17/30 écrit le vendredi 3 avril 2015

350 mots | 2208 signes

Après quelques minutes de marche, Joshua s'arrête devant une croix de granit qui regarde vers le large, perdue au milieu de la lande, juste en face de la mer.

-- Regarde, le soleil va se coucher de l'autre côté, sur le Trieux.

Une vision de paradis s'offre à Caroline : la mer flambe, parsemée d'éboulis d'îles jusqu'à l'embouchure de la rivière qui baigne Paimpol. Une émotion pure s'empare de Caroline et son émotion touche Joshua au plus profond de lui-même.

-- Voilà mon trésor : cette île qui ne cesse de me montrer combien la vie est belle quand on sait l'apprécier...

Joshua sait-il que c'est précisément cela dont Caroline a besoin : des encouragements, des preuves surtout, que la vie s'offre à elle et qu'elle n'a qu'à ouvrir les bras ?

La puissance de son émotion grise Joshua tandis que, devant lui, Caroline s'énivre du soleil qui descend graduellement vers l'horizon. Les mains de Joshua glissent sur les bras nus de Caroline, lui arrachent un frisson.

Que se passe-t-il à ce moment-là qui fait tout basculer ? Joshua ne le saurait jamais, mais quand il croisa le regard de Caroline qui s'accrochait au sien, il sut qu'il était perdu.

Ce n'est pas un baiser, c'est une supplique, une aumône, une souffrance presque, dans laquelle il met tout ce qu'il est, tout ce à quoi il renonce. Caroline n'avait qu'à disposer de lui, il s'offrait tout entier.

Mais Caroline n'est pas prête, l'émotion est trop violente, trop forte, trop incontrôlable. Trop profond, trop douloureux. Une vague la submerge et elle recule, étouffant un cri dans ses mains.

Au moment même où elle repousse Joshua, elle mesure ce que son geste a d'irrémédiable et de destructeur, qu'elle a commis l'irréparable et qu'il est trop tard.

Joshua la regarde, défait, les mains vides. En une seconde il lui a offert tout ce qu'il a, tout ce qu'il est. Maintenant, il n'a plus rien.

Que ses ailes et son éternité inutiles.

Caroline recule, impuissante, trébuchant sur les cailloux roses. Elle n'oubliera jamais le regard blessé de Joshua qui la regarde partir.

Le dernier croissant de feu vient juste de disparaître derrière l'embouchure du Trieux.

Round 18/30 écrit le mardi 7 avril 2015

306 mots | 1931 signes

A la Corderie, c'est la fin du séjour de Caroline qui s'annonce. La jeune femme suit Cordelia qui entretient son jardin d'agrément avec une patience infinie et apaisante.

Caroline n'a pas envie de partir, pas seulement à cause de Joshua, mais parce qu'elle aime bien Cordelia aussi, sa manière à elle de la dorloter, comme une grand-mère attentive. Elle se rend compte aussi qu'elle aime Bréhat et son atmosphère hors du temps si particulière. "Si ça n'est pas le paradis sur terre, ça doit beaucoup y ressembler"...

Cordelia lui demande si elle a prévenu Joshua de son départ. Caroline blanchit, rougit, balbutie une excuse qui ne convainc pas la vieille dame et finit par lui raconter l'épisode de la croix de Maudez.

Cordelia est dubitative. Elle connait assez Joshua pour savoir qu'il n'est pas du genre à se laisser aller à ses pulsions et que s'il a tout donné ainsi, c'était mûrement réfléchi. Elle enjoint Caroline à aller lui expliquer pourquoi elle a reculé... si elle le sait elle-même.

-- Même la lâcheté doit être assumée, dit la vieille dame d'un air qu'elle aurait voulu moins docte.

Caroline se rend alors à Keranroux pour y trouver Joshua. Mais la maison près de la chapelle est fermée, comme les résidences secondaires se vident une fois septembre arrivé.

Sur la porte, une enveloppe kraft l'attend sagement.

A mots choisis, mais définitifs, Joshua lui dit adieu. Lui souhaite d'être heureuse. Et lui demande de l'oublier.

Il parle de violons, d'une pièce musicale d'Arvo Pärt qui s'appelle Tabula Rasa, dont les jeux de violons sont une torture. Un instant, Caroline revoit les spectres danser au son des violons et le vide qui la guette.

Elle referme la lettre de Joshua en fermant les yeux. Chaque pli du papier semble lui déchirer les mains aussi sûrement que la lame d'un couteau.

Le lendemain matin, Caroline quitte Bréhat à son tour.

Round 19/30 écrit le vendredi 10 avril 2015

256 mots | 1586 signes

Le chapitre suivant est écrit à la première personne. C'est Caroline qui écrit. A Joshua. Une lettre qu'elle ne lui remettra jamais. C 'est juste pour expurger son malaise, sa culpabilité, son désespoir.

Ce qu'elle ne sait pas, c'est que Joshua la lit, invisible, par-dessus sont épaule. En dehors de Bréhat il ne peut prendre forme humaine, alors il est souffle de vent, battement d'aile, juste une ombre.

Mais Caroline sent sa présence. En vérité ils ne se quittent pas.

La lettre pourrait s'appeler "Soliloque pour un absent".

Caroline rentre chez elle en ayant le sentiment d'avoir guéri et d'être retombée malade dans le même temps. Le sentiment de non-sens est revenu. Elle s'acquitte de son existence sociale sans trouver de goût à ce qu'elle fait. Elle donne le change, mais elle n'est pas heureuse. Cordelia avait raison. Douloureusement raison.

Caroline voit Joshua dans chacun de ses gestes, dans chacune de ses pensées. Son ombre la suit comme une deuxième peau. Elle va devenir folle, ça tourne à l'obsession.

Joshua est tiraillé, indécis. Il souffre de la voir souffrir. Il ne sait pas s'il peut abandonner son statut d'ange pour elle : lui qui a toujours voulu devenir un homme pour goûter aux joies de la vie terrestre hésite, au pied du mur. Est-il capable d'abandonner l'humanité toute entière pour l'amour d'une seule femme ?

Mais il constate aussi qu'il n'a pas envie de quitter Caroline et que, sans lui, elle court à la catastrophe.

Il n'a pas vraiment le choix, à vrai dire. Vivre sans ailes. Ou sans elle.

Round 20/30 écrit le samedi 18 avril 2015

713 mots | 4441 signes

C'est l'automne. A Bréhat, Cordelia commence seulement à rentrer le mobilier de jardin car l'été traîne en longueur et prend aussi son temps, sur l'île.

Caroline est en face, sur le parking de la pointe de l'Arcouest, là où on embarque pour l'île. Elle a un coup au coeur en revoyant à l'horizon la silhouette connue de Bréhat. Le sentiment bizarre qu'on l'attend.

En montant sur le bateau, le sentiment bizarre continue. Elle est entre ici et là-bas, entre deux eaux, entre deux hommes. Quand le marin du bord retire l'amarre pour la jeter sur le pont, la symbolique la foudroie : cette fois, elle a définitivement quitté terre.

La traversée lui met les larmes aux yeux. Elle avait craint que Bréhat n'ait changé pendant son absence, mais non : elle est toujours pareille et toujours différente. L'émotion oppresse sa poitrine tandis qu'elle débarque à Port-Clos. Elle a l'impression de rentrer chez elle. Elle qui n'avait jamais pu s'attacher au moindre endroit sur terre, c'était comme si elle était née ici.

Cordelia n'est presque pas surprise de voir Caroline entrer chez elle, même si elle arrive à l'improviste. Elle s'attendait à la revoir. Seulement, elle ne l'attendait pas si tôt.

-- Il ne t'a pas fallu beaucoup de temps pour t'attacher à ce caillou perdu en mer... Je vais t'aider à monter tes bagages.

-- Je n'ai pas de bagages, Cordelia. Juste mon sac que voici. Je... J'ai tout laissé derrière moi.

Le regard de la vieille dame s'enfonce dans celui de la jeune femme. Les questions brûlent les lèvres de Cordelia mais elle ne dit rien.

-- Bien. Je vais faire du café.

Tandis que Cordelia s'applique à plier le filtre, compter les cuillères, remplir l'eau, Caroline la regarde faire, absente, silencieuse.

-- Il n'est pas revenu, n'est-ce pas ?

-- Non.

Cordelia n'a pas besoin de demander de qui elle parle. Le tableau photographique qui trône toujours dans la salle à manger est trop présent pour se faire oublier.

Caroline ferme les yeux douloureusement. En même temps, elle s'y attendait. C'était quitte ou double.

-- Il ne faut pas reculer, Caroline. Tu as fait le plus dur.

-- Non. Le plus dur ce sera de continuer.

Cordélia pose les tasses sur la table de la cuisine et regarde Caroline un instant, comme si elle cherche à savoir ce qui se passe dans sa tête.

-- Je peux vous poser une question, Cordelia ? Indiscrète ? demande soudain Caroline comme si elle se jetait à l'eau.

La vieille dame la dévisage gravement. Le moment est venu, elle le sait.

-- Est-ce que Joshua est un ange ?

Silence. Cordelia soutient le regard de Caroline, sondant son esprit au fond des yeux dorés. Cordelia sait que c'est à peine une question. Juste une demande de confirmation.

-- Comment as-tu su ?

Caroline soupire longuement, passe sa main dans ses cheveux.

-- Je crois que je le sais depuis le début, en fait. La première fois qu'il est apparu, au Paon, j'ai... J'ai eu l'impression de lui voir des ailes ! balbutia Caroline avec un rire gêné. C'est stupide, je ne sais même pas si les anges ont vraiment des ailes !

Caroline l'interroge du regard, encore. Cordelia esquisse un sourire et hoche la tête.

-- Parfois oui, parfois non...

-- Quand j'ai quitté Bréhat, je sentais sa présence, presque palpable. Et pourtant il était invisible... Il ne m'a jamais quittée et pourtant je ne le voyais pas ni ne pouvais lui parler. J'ai cru devenir folle...

-- Et maintenant ? Tu pensais le retrouver à Bréhat ?

Elle se pose la question autant qu'elle la pose à Caroline. Il n'y a aucune certitude que Joshua revienne un jour. Il n'y avait même que lui qui pouvait faire mentir Haraucourt.

-- Je sais qu'il est là, encore, répond Caroline en baissant les yeux. Je sens qu'il est là et qu'il n'ose pas se manifester.

-- Mais il faut que tu saches une chose, Caroline. Joshua n'a rien à t'offrir sur cette Terre. Sauf à sacrifier son éternité.

-- Je sais... Enfin j'imagine. Et c'est son choix à lui. De toutes façons, je n'ai plus rien à perdre. J'ai déjà tout laissé derrière moi.

-- Tu sais, rien n'est définitif. Surtout avec Joshua.

Caroline sourit franchement, cette fois. Curieusement, l'échec patent de son coup de poker semblait l'indifférer. En fait, elle sait qu'elle ne pourra pas continuer sans lui. L'équation est très simple. Sans inconnue.

Round 21/30 écrit le mardi 21 avril 2015

514 mots | 3266 signes

Depuis quelques jours, Caroline erre sur Bréhat comme une âme en peine. Elle parcourt tous les chemins, du nord au sud, de l'est à l'ouest, sans relâche, alors que l'automne s'installe.

Elle attend, sans le dire.

Caroline pousse la porte de la chapelle Keranroux, tout près de la maison de Joshua. Vaste et lumineux, le bâtiment est vide. Il y a peu de fidèles sur l'île de Bréhat. Caroline reste hébétée au milieu de l'allée centrale de la nef. Elle ne sait pas très bien si elle a le droit de s'asseoir sur un des bancs séculaires.

Elle s'avance jusqu'à l'autel, les yeux perdus sur le retable de bois peint et finit par s'asseoir au premier rang.

Et il est là. Il est toujours là. Comme une ombre qui ne la quitte pas. Elle voudrait avoir le courage de l'oublier, mais il demeure trop présent.

Impossible de détruire une ombre. L'ignorer, trop douloureux. Alors la vivre, la garder, comme une blessure secrète dont on ne guérit pas. A peine une ecchymose. Juste une cicatrice.

Elle aurait pu faire semblant de vivre dans les silences de Joshua. Mais son absence est trop sourde ; elle le rend présent en connaissant les termes de sa lettre par coeur. Chaque phrase. Chaque mot. Même le plus anodin. Même le plus ignoble.

Je n'ai rien à lui offrir, mon Dieu... J'ai honte, je lui ai demandé beaucoup trop !

Dans cette chapelle minuscule, Caroline se sent toute petite. Insignifiante. Soudain, l'effrayante conscience de n'être rien. Ou pas grand chose.

Dérisoire. Ce mot qui la poursuivait resurgit. Et cette interrogation, lancinante, comme une mélopée. "A quoi bon ?". Tout a déjà été dit, des millions de fois. Des millions de fois mieux.

Dans sa tête, les violons, oppressants, reviennent, creusant une furieuse envie de néant. De vide. D'abysses. Les violons... Les spectres faméliques avec leurs hurlements d'enfer.

La dernière fois, une main sur son épaule les avait fait fuir.

Mais cette fois Joshua n'est pas là. Caroline baisse la tête et ferme les yeux en se surprenant à prier pour qu'il apparaisse dans le choeur, son ineffable sourire sur les lèvres.

Une prière, elle, l'Incroyante !

Elle reste un long moment devant le retable, sans bouger, les joues pleines de larmes silencieuses.

Elle attend.

Joshua la sait capable d'attendre jusqu'à la fin des temps avec cette patience inébranlable, proche de la foi inconditionnelle qui la caractérise et qui le bouleverse. A chaque minute, Joshua, perché dans les hauteurs de la nef, essaie de ne pas l'aimer.

Il essaie.

Mais Caroline l'attire toujours, avec sa sensualité à fleur de peau. La certitude qu'elle est celle qu'il a toujours attendue, espérée, désirée, se mêle à celle qu'une relation amoureuse entre eux n'avait ni de sens ni d'avenir.

Il souffle légèrement un baiser dans sa direction, se repait de son image béate recevant l'attouchement fictif de ses lèvres comme une bénédiction et souhaite, pour la millième fois depuis une heure, que Dieu permette ses impossibles.

Mais comment peut-il renier l'éternité, abandonner toute l'humanité pour l'amour d'une seule femme ?

Joshua soupire longuement et, d'un coup d'ailes, s'envole vers le Ciel.

Round 22/30 écrit le mardi 21 avril 2015

677 mots | 4268 signes

Le dimanche, c'est le jour du brunch chez Cordelia Wayne. Elle a conservé cette habitude anglo-saxonne pour remplacer le sempiternel repas dominical et la plupart de ses clients la remercient de cette échappée de la routine.

Le brunch du dimanche matin de Cordelia est à Bréhat ce qu'est le café du commerce à un bourg de trois cents âmes : un incontournable.

Joshua ne déroge pas à cet impératif, venant en général dans les premier pour ne pas souffrir une foule trop compacte. Ou alors il vient juste avant midi avec un bouquet de fleurs fraîches pour s'excuser de son retard. Il allait devenir complètement prévisible, à la longue.

La pendule égrène douze heures lorsque Joshua entre chez l'hôtesse. Il y a juste un couple de hollandais et une vieille voisine qui devisent tranquillement en dégustant une tartine de confiture. Joshua les salue, leur demande poliment de leurs nouvelles, cherchant du regard la maîtresse de maison qu'on entend bavarder dans la cuisine avec quelqu'un.

Une voix qu'il connaît.

Il sait bien qu'elle est là mais son coeur fait un bond avant de se mettre à cogner contre ses côtes avec un bruit sourd. Il ferme les yeux voluptueusement, le souffle court, tandis qu'un silence de cathédrale tombe sur la salle à manger de la maison d'hôtes.

Caroline étouffe un cri incrédule derrière ses mains, n'osant croire à ce qu'elle voit, incapable de bouger. La tasse de café qu'elle vient de lâcher explose sur le carrelage dans l'indifférence générale. Ils se détaillent un certain temps, aussi bouleversés l'un que l'autre, jusqu'à ce que Joshua avance vers elle ; il a toujours cette démarche ample et nonchalante, toujours la même silhouette puissante, toujours le même demi-sourire hésitant au coin des lèvres, toujours ces yeux brillant d'un bonheur contenu lorsqu'il croise son regard embué.

Et pourtant, quelque chose a changé.

Le coeur de Caroline accélère également lorsqu'il se trouve face à elle, à portée de main. Elle n'ose rien faire, comme si le moindre geste en sa direction peut le faire disparaitre. Il n'ose pas plus, incapable de savoir si elle acceptera quoique ce soit de sa part.

Enfin, il lui ouvre les bras, elle hésite une seconde et se jette contre lui au bord des larmes. Il dépose un baiser sur sa tempe, frottant sa joue contre ses boucles brunes en la serrant dans ses bras avec un bonheur oublié.

-- C'est bon de te retrouver.

Vertige des inflexions familières de sa voix ; elle a oublié combien sa voix l'émeut.

A leurs pieds, les débris de porcelaine tintinabulent sur le carrelage devant le balai de la maîtresse de maison qui sourit inexplicablement.

-- Laissez-moi nettoyer ça, murmura Caroline, confuse, en s'agenouillant.

-- Pas question ! proteste vigoureusement la vieille dame sans cesser de sourire. Vous avez mieux à faire que du ménage !

Caroline éclate de rire. Joshua se penche alors vers l'hôtesse, la relève doucement et la serre dans ses bras avec affection en lui murmurant à l'oreille.

-- Vous êtes un ange, Cordelia.

Caroline voit la vieille dame rosir, ce qui est plutôt rare, avant de repousser Joshua avec un sourire ému.

-- Filez d'ici ! Ouste, je ne veux plus vous voir !

Caroline regarde Joshua, un rire dans les yeux.

-- Allons à la Citadelle.

Sans lui demander son avis, elle prend le jeune homme par la main et l'entraîne vers Goareva, au-dessus du port, qui abrite, l'été, des campeurs de passage. Joshua n'a pas le temps de se formaliser de cette initiative surprenante de sa part.

Dans sa main, il imagine la sienne douce, chaude, charnelle.

En chemin, ils n'échangent que quelques mots, des platitudes mais suffisantes pour les satisfaire. Caroline se contente de réentendre le son de sa voix, de retrouver son rire et cette lueur dans les yeux quand il la regarde, avec cet air comblé de l'esthète qui retrouve dans un vieux tableau tous les petits détails qui l'ont autrefois charmé.

Caroline, du reste, n'a jamais goûté à la conversation à bâtons rompus. Alors elle se tait, elle savoure ce silence, les paupières mi-closes, en goûtant la caresse de ces yeux dont elle sait qu'ils l'embrassent de nouveau.