Amis que vent emporte par lamouette

Campagne commencée le vendredi 6 mars 2015

Rounds Mots Signes Temps
31/48 12508 76965 00:00:00

Round 1/48 écrit le samedi 7 mars 2015

175 mots | 1076 signes

Avant-propos

Ces années-là ont tant compté qu’elles sont gravées dans la chair.
Consubstantielles de la peau. Tatouage indélébile. Mélange des sangs. Quatre doigts entaillés par une lame d’Opinel. Ces errances — ces erreurs de jeunesse — nous les avons un jour reléguées au magasin des accessoires inutiles : photos jaunies, pantalons pattes d’eph, jupes indiennes, et les utopies qui allaient avec. Les liens que nous avions imaginé indestructibles, on les a rompu, soulagés que ça ne fasse pas plus de dégâts. Nous nous sommes séparés. Nous sommes partis pour des ailleurs plus stables. Nous avons construit nos vies, les uns sans les autres. Un seul est resté dans la maison.

Nous avons cru avoir tiré un trait définitif sur le passé. Mais l’oubli n’a pas effacé la mémoire. On a simplement mis en place, statégiquement, un simulacre d'oubli. Il suffit de revenir sur les lieux pour que tout remonte. Pour que le temps qui sépare le départ du retour soit aboli.
Commence alors le tourment des âmes et des corps.

Round 2/48 écrit le dimanche 8 mars 2015

595 mots | 3618 signes

La Coste du Coussol haut

1- Solène. Au bout de l’allée cabossée, la maison est apparue exactement là où Solène s’attendait à la voir surgir. Au mètre près, pense-t-elle! La porte d’entrée masquée par les buissons de chèvrefeuilles et les retombées de vigne vierge. Plus tout à fait aussi grande que dans son souvenir. Malmenée par les ans. Le temps a passé vite, seize ans ? Non, dix-neuf. Un coup d’œil dans le rétro. Constat. Elles ont pris un coup de vieux, elle et la maison. Elle sort, claque la portière d’un geste brusque, s’étire, hume l’air plein du parfum des sentolines. Elle avait imaginé que ce serait facile, mais à présent, au pied des murs… le courage lui manque pour avancer, actionner la cloche... Nerveuse, elle retarde le moment où elle franchira le seuil. Est-ce que tout sera intact. Identique à l’image qu’elle en a gardée. Son cœur se gonfle. Tape plus fort, bat plus vite.
Elle se dit qu’elle n’aurait pas dû mettre un jean. L’impression que ça lui fait un postérieur de jument. Et cette chemise de trappeur… il va croire, qu’elle s’est déguisée en comme avant. Une robe d’été ou une jupe courte auraient mis en valeur ses jambes. Ses longues jambes brunies par le soleil, impeccables. Sans un poil ni une veinule. Elle soupire, s’appuie à la carosserie. Sa tête tourne un peu, elle trémule, comme si elle venait de descendre du grand huit.

2- Bertrand Bertrand demeure, un moment encore, assis dans la voiture. Il observe Solène. Pourquoi reste-t-elle figée, collée au capot ? Il hausse les épaules, descend, regarde sa montre et fait un rapide calcul. Sept heures. Pas mal. Il pense, on a bien roulé. Oui, bien. Très bien en dépit des détours. On a échappé à leurs bon dieu de radars. Merci Coyote. Après Caussade, certes, ça s’est compliqué. Solène qui prétend avoir une mémoire infaillible avait oublié, comme tout le monde, les détails, ce genre de détails. Elle n’était plus certaine de reconnaître. On était passé des certitudes aux peut-être. Elle lui avait dit, faut tourner à droite, non à gauche, après la boulangerie… Quelle boulangerie ? dans le temps, il y en avait une, je t’assure Bertrand !
À l’époque, elle venait y acheter le pain de la semaine. Un pain de campagne extra, la croûte dorée, la mie moelleuse, sans compter l’odeur, l’indescriptible parfum du pain chaud cuit par… Gaby, non pas Gaby… Dany… Bony… un nom en « i », qu’importe. Les meilleures miches de la région. En fait, la boulangerie s’était reconvertie, depuis, en cybercafé. Alors, Bertrand a eu droit au sempiternel couplet passéïste : c’était mieux avant. Il a fallu faire demi-tour sur le parking de la poste. Ensuite, des kilomètres de virages sous le soleil qui frappait le pare-brise. Un véritable boxeur, ce soleil de début d’après-midi. Bertrand était KO assis. Lui, il aime les pays froids et le silence ouaté de la neige. Et Solène qui n’arrêtait pas de lui hurler dans les oreilles à chaque intersection. Il s’est garé pour lui laisser le volant. Tout, plutôt que ses cris et ses soupirs exaspérés. Évidemment, il s’est énervé quand elle a calé dans la côte. Bordel ! Comment elle a malmené le fragile embrayage. Et dans cette putain de montée, le bas de caisse qui raclait les pierres. Une chance si la voiture a encore son radiateur intact et son pot d’échappement ! Il déteste que Solène conduise sa voiture. À chaque fois, elle l’esquinte. Une voiture de ce prix-là. Elle ne se rend pas compte.

Round 3/48 écrit le lundi 9 mars 2015

284 mots | 1763 signes

3- Thomas

Thomas a préféré laisser son bolide en bas du chemin. Il la connaît, cette côte. Traîtresse.
Trop risqué pour les amortisseurs de son précieux joujou.
La grimpette, comme ils disent ici, qui mène au Coussol. La Coste du Coussol Haut, c’est l’adresse de la maison. Une adresse qui a été la sienne pendant… quoi ? Deux ans. Un peu plus, presque trois. À l’époque, c’est en vélo qu’il la gravissait, la méchante. Naturellement, les années et les kilos en moins. Un jour, il l’a dévalée sur le dos. Résultat, une clavicule cassée. L’hôpital de Montauban. Ça puait l’éther. C’est le seul souvenir qu’il en a gardé. Pas tout à fait exact. Lui reviennent également les petits soins de Solène pendant sa convalescence et le regard mauvais d’Alain. Chris était déjà remonté à Paris à ce moment-là.
Dans la crevée des branches, Thomas découvre la bâtisse décrépite. Remarque qu’il manque des chenaux. Il s’arrête essoufflé, le cœur qui bat la chamade. Au retour, il se mettra au régime. Cette fois-ci, il va s’y tenir. Freiner sur les repas d’affaires. Il se retourne et aperçoit Sonia loin derrière. Elle peine à marcher. Ses talons vertigneux se prennent aux racines. Quelle idée de choisir *des shows * pareilles pour venir ici. Il l’avait prévenue. Ici c'est la cambrousse. Il espérait qu’elle se souvenait de leur passage peu après leur mariage. C’était à une encablure du GR qu’ils suivaient cette année-là. Alain était absent. La clé dans le cache-pot sur la marche. Est-ce qu’ils étaient entrés ? Thomas cherche à se rappeller. Non, ils avaient juste fait le tour du bâtiment avant de reprendre leur marche vers Saint Antonin Nobleval.

Round 4/48 écrit le mardi 10 mars 2015

246 mots | 1521 signes

4- Pauline

Le claquement des portières tire Pauline de ses rêves. Elle dégouline de partout, à cause de la banquette en skaï. Ses cuisses font ventouse. Elle se frotte les yeux. Les referme aussitôt. Le soleil blanc l’aveugle. Elle cherche ses lunettes de soleil. Vide son sac de toile sur la banquette. Farfouille. Elle jure, Putain ! Pas de lunettes. Elle ouvre la vitre, hèle sa mère, t’as pas vu mes lunettes ? ;; Solène est ailleurs, engoncée dans ses souvenirs. Elle n’entend pas. C’est son père qui répond, elles doivent être enfouies dans ton bordel. Cherche ! Qui cherche trouve ! Quel con. Voilà ce qu’elle pense. Elle remet tout en vrac dans sa besace militaire. Un week-end de cauchemar en perspective. Les retrouvailles, les bises, les attendrissements, c’est tout ce qu’elle abhorre. Inévitablement, au bout de quelles heures les rancoeurs vont se réveiller. Des réglèments de compte en cascades. Elle marquera les points. Elle aurait mieux fait de rester à Clamart avec Alix, sa sœur aînée. Elle va se retrouver, seule jeune parmi des vieux, dans une barraque glaciale, au milieu de nulle part. Par ailleurs, supporter Alix aussi relevait du cauchemar. Elle est assez curieuse de rencontrer Alain. Elle ne l’a jamais vu mais elle connaît tous ses défauts. Quand elle était petite, sa mère et Thomas passaient leur temps à les ressasser. Après, ils avaient cessé de se fréquenter. Sa mère est toujours demeurée évasive sur les causes de la brouille.

Round 5/48 écrit le mercredi 11 mars 2015

387 mots | 2325 signes

5- Sonia

Sonia trébuche. Elle hésite à enlever ses chaussures italiennes. À continuer sans. Ses bas seront en lambeaux. Le gauche est déjà filé. Alors, fichu pour fichu, qu’est-ce que ça peut faire. Au moins, elle sauvera les chaussures.
Elle pose avec précaution son encombrant couffin d’osier chiné à la brocante de Lille. Au fond, le poulet froid emballée dans du papier alu et le plat noir protégé par un torchon rêche ; la tarte aux abricots qu’elle a préparée hier matin. Il faudra la faire réchauffer. Froide, elle sera immangeable. Sonia déteste l’acidité des fruits cuits. Rien que d’y penser sa langue se rétracte. Il doit bien y avoir un four dans la cuisine. Thomas racontait qu’à l’époque ils faisaient sécher des tomates. Elle ne se souvient plus si c’était au soleil ou au four qu’ils les séchaient.
Thomas aurait pu la décharger du panier. À peine descendu il s’est mis à gambader comme un chiot. Sans un regard pour elle et ses paquets. Ridicule de grimper si vite, avec son souffle court et sa breloque de cœur. Et s’il fait un malaise, qui va gérer ? Elle. Toujours elle qui assure dans les coups durs. À moins que l’irremplaçable Solène…
Sonia s’est tordue la cheville dans une ornière. Il lui semble que ça enfle, ça élance. Ce n’est pas le moment de flancher. Avancer. Boire le calice jusqu’à la dernière goutte. Jusqu’à la lie ; l’expression exacte lui revient. Elle se relève, dépose ses chaussures entre la volaille et la tarte. Son chapeau de paille bascule. Elle le redresse d’un revers de main.
À présent, elle doit monter cette côte empierrée, piégée de ronces, sans se casser un bras. Son sac à main glisse le long de l'épaule. La courroie se coince au pli du coude. Il pèse autant qu’une enclume, ce sac. Il faudrait éliminer le surperflu. Un poids pareil, c’est intolérale. Pourtant, porté d'habitude elle ne le sent pas. Elle évalue la relativité des sensations. Elle pense à l’entravement de sa vie par les objets. Se départir, voilà ce qu’elle devrait faire. Trier, jeter, rejeter. S’alléger. Retrouver l’envol des premiers émois avec Thomas. Ou avec un autre… Il en encore temps.
Tout de même, Thomas aurait pu faire l’effort de l’attendre.

Round 6/48 écrit le jeudi 12 mars 2015

433 mots | 2643 signes

6-Alain

Alain a entendu les voitures arriver. Les bruits montent. La cour est un entonnoir. Un cône de résonnance. Il s’est réfugié au premier dans la chambre jadis occupée par Chris. Celle qui donne sur l’avant. S’est coulé dans les plis des tentures. À travers les claies des persiennes, il observe en matou grincheux. Il aurait dû aller ouvrir tout de suite. Se précipiter vers eux, bras tendus en signe de bienvenue. Sourire fendu jusqu’aux oreilles. Jouer les cicerones. Les accueillir enfin. Ce qu’on dit pour ce genre de geste. C’est lui qu’ils viennent voir.

Une grosse berline, gris métallisé, a dérapé sur les graviers. La poussière masque la plaque. Il aperçoit seulement 78. Voiture cossue, familiale, vitres, appuis-têtes, tout électrique. Moderne. Dernier cri, dernier chic. Bagnole bourgeoise de concessionnaire automobile, une bagnole pour le mari de Solène ! Conçue pour trimballer bobone et la marmaille.
Alain grince les dents à tant serrer les mâchoires.
Relativiser.
Deux jours seront vite passés en comparaison des dix-neuf années qui viennent de s’écouler…. Sans compter celles qui sont à venir.
Comment s’appelle-t-il déjà, le concessionnaire auto ? Il ne parvient pas à retrouver son nom. Qu'importe, Solène apparaît, impériale ! Elle n’a pas changé. Une longue liane brune. Une panthère, une tueuse… Elle s’est fait couper les cheveux. Elle qui disait toujours… Alain ricane. Attends de la voir de près, vieux. Les rides, à cette distance, tu ne les distingue pas. Forcément, elle aura changée. Il appelle ce changement de toutes ses forces.
Il balaie la cour d’un regard circulaire. En haut de la montée, un type se tient les côtes. C’est… Non ? Thomas ! Eh bien, il s’est sérieusement empâté, le camarade. Il souffle. Sur le chemin loin derrière, une femme monte nus pieds. Qui est-ce ? La femme de Thomas ? Catherine ? Non… Sophie, Solange, un truc en S. Alain n’a jamais eu la mémoire des noms. Que porte-t-elle de si lourd dans cet improbable cabas ? Son garde-manger ou un clébard impotent ! Thomas la regarde peiner sans honte. Si c’est ça le mariage, Alain préfère être comme il est.
Seul.
Solitaire.
Il quitte la fenêtre sans se décider à descendre. Dans le miroir piqué, le reflet de son visage mangé par la barbe. Les cheveux ondulent devant ses yeux, dégringolent le long de ses joues.
Il s’accorde un répit assis sur la courtepointe. Le sommier gémit. Lugubre bruit de ressorts qui se répercute dans le vide. Il attend que la cloche retentisse pour bouger.

Round 7/48 écrit le vendredi 13 mars 2015

255 mots | 1527 signes

7- Thomas

Thomas file vers Solène, les yeux rivés sur les fesses moulées dans le jean. Il juge qu’elle a encore du potentiel en dépit de ses quarante piges, miss Solfège ! Le nom qu’il avait compris à leur première rencontre. Il avait une excuse, les grenades lacrymogènes limitaient la compréhension. C’était en mai 68, le 5 ou le 6. Boulevard Saint… non. Rue Gay-Lussac. Il n'avait pas été plus étonné que ça qu’une fille se prénomme Solfège. Après, Thomas a toujours été le seul à utiliser ce nom sans queue ni tête. Des autres, elle ne l’aurait pas toléré. Même de Chris, surtout de Chris. Elle avait un foutu caractère, passant sans transition du miel au vinaigre.
Thomas se déplace avec précaution sur le gravier, histoire de la surprendre. Certain qu’elle va se jeter dans ses bras. Il est à trois pas d’elle. Deux. Solène ne se retourne pas. Penchée, elle discute avec un type à moitié couché sous la voiture. Sûrement son mari qui examine les dégâts ! La grimpette a dû abîmer les jantes alu. Lui a été plus prudent.
Les étincelles de l'échange font pressentir l’orage, parce que Bertrand préfère sa voiture à sa femme. Il ne la mérite pas. Sa femme, s’entend. Trop fine pour un… Il cherche le mot adéquat. Trop.
Thomas est surpris de ressentir à nouveau ce pincement au cœur. Une bouffée du parfum de Solène lui arrive appportée par la brise. Shalimar. Elle est fidèle. Au moins à Shalimar, pense-t-il en faisant demi-tour.

Round 8/48 écrit le samedi 14 mars 2015

328 mots | 1993 signes

8- Pauline

Pauline observe le manège de Thomas. Un pas en avant, un pas en arrière et les yeux sur les rondeurs de sa mère. La dernière fois qu’il est venu chez eux c’était le soir de la brouille. Elle l’avait toujours connu, croisé dans ses visites inopinées et répétitives. C’était un vieil ami de la famille. Enfin, de sa mère avant qu’elle lui demande de ne plus remettre les pieds chez eux. Elle, il n’avait pas dû la voir grandir, à douze ans il continuait à la bécoter, la poupouiller comme un marmot qu’elle n’était plus. Elle n’aimait pas cela.
En vérité, c’est lui qu’elle n’aimait pas.
Cet air supérieur qu’il prenait pour s’adresser à son père. Fallait toujours qu’il le rabaisse. Qu’il la ramène sur tout, en champion de Trivial Poursuit ! La culture rabaissée au niveau des bassets !
Pauline a la dent dure. Elle ne badine pas avec la culture, la vraie. Elle n’étale pas sa science. Pourtant elle pourrait. Bachelière à seize ans. Admise à la rentrée, en hypokhagne. Elle ne veut pas y penser, c’est encore loin. Un mois. À son âge c’est l’infini des jours.
Elle s’allonge sur la banquette, ferme les yeux. Elle revoit le regard brûlant de l’homme sur les fesses de Solène. Cette concupiscence gêne Pauline. Sa mère attire toujours la convoitise comme l’aimant la limaille. Même dans un sac à patate, elle serait encore séduisante. Pauline ressemble à son père. Elle n’a pas la grâce. Alix, par méchanceté, proclame qu’elle est ingrate. Solène ajoute qu’elle ne sait pas s’arranger. Elle pourrait l’aider, mais elle ne l’aide pas. Le temps lui manque quand il s’agit de Pauline. De toutes façons, faire les magasins avec sa mère est la pire des tortures.
Ces pensées moroses la troublent. Elle ne se sent pas bien. Elle a besoin d’air. Thomas est là à quelques mètres de la voiture. Elle préfère attendre qu’il s’éloigne avant de descendre.

Round 9/48 écrit le dimanche 15 mars 2015

234 mots | 1396 signes

10- Sonia

Dans quelques mètres elle sortira de ce maudit raidillon. Sonia transpire aigre sous son chapeau de soleil, un vrai fabriqué à Caussade. Son chemisier aussi est à tordre. Thomas lui avait offert, l’été de leur mariage. Pas le chemisier, le chapeau.

Quelle épreuve. Tout ça pour ménager les pneus du coupé. Thomas la regarde, de là-haut, tirer la langue sans même esquisser un pas pour venir à sa rescousse. Quel enfoiré. L’idée de la tarte et du poulet ne lui semble plus si bonne. Elle se déteste. Elle déteste ce désir de faire plaisir aux autres. De se montrer exemplaire. Une façon d’attirer l’attention, les compliments, de se faire bien voir. Sa mère lui disait souvent : À force de chercher à te faire remarquer par tes qualités, ma chérie, ils ne te trouveront que des défauts.
Ça remonte donc à l’enfance.
Elle pense, Il faut que ma vie change. Au retour, elle va tout remettre à plat. Et surtout sa relation avec… Une voix flûtée, qu’elle reconnaît et qui la glace, appelle Thomas. Ajoute, Hou, hou comme s'ils étaient séparé par l'océan! Et voilà son homme qui part en courant, piqué par l'aiguillon du désir. Il vole vers Solène, allégé de sa quarantaine poussive et de ses palpitations. Sonia blessée se laisse choir sur une souche.
Elle baisse les paupières ; une larme amère glisse sur sa joue.

Round 10/48 écrit le lundi 16 mars 2015

237 mots | 1400 signes

11- Nana

De mémoire de brebis, on n’a jamais vu autant de monde s’agiter près de la maison de l’Homme Triste. Toutes ces présences étrangères empêchent Nana de brouter la paille brûlée par le soleil. Depuis la dernière tonte, sa laine a repoussé. Elle souffre de la chaleur sous sa toison bouclée à l’odeur de suint.
Est-ce que l’Homme Triste viendra l’asperger d’eau fraîche avec son long serpent jaune. Lui glisser un croûton par dessus la clôture ? En temps normal, elle y a droit tous les jours et elle attend L’Homme Triste comme une amante.
Clap, le chien du troupeau, lorsqu’il le voit s’approcher court vers lui de toutes ses pattes. Il jappe et remue la queue, tendant son museau aux longues mains de l’Homme l’Homme Triste qui dit à chaque fois les même mots : Du calme Clap, brave chien ! Et il sort de sa poche une petite pierre blanche. Il lève la main et Clap se met debout sur les pattes arrière. Alors immuablement l’Homme Triste murmure : Doucement, bon chien, doucement, là. Et la queue en plumeau de Clap remue avec frénésie, sa langue grise er rose balaie les babines. Il jappe comme un fou.
Parfois, L'Homme pousse un cri : Merde, qu’il dit, lorsqu’il frôle du bras le fil de la cruelle barrière électrique. Aucune brebis sensée ne s’approcherait aussi près. Mais l’Homme Triste est tellement distrait.

Round 11/48 écrit le mardi 17 mars 2015

296 mots | 1762 signes

12- Alain

L’appel de Solène transperce les murs et le cœur d’Alain. Une lame qui déchire le silence. Alain ressent une douleur subite à l’estomac, un coup de poing. La voix vibrante ravive de vieilles douleurs endormies.Il tremble pris d’un émoi d’adolescent, dévale l’escalier trop vite, glisse, se ratrappe à la rampe, hésite à ouvrir, colle ses paumes à la porte froide et attend que la cloche retentisse. Seulement à ce moment-là, il ouvrira.
Qui sera le premier à entrer ?
Solène et son mari ? Ensemble, en couple ! Thomas ?
Sa femme, si elle finit par atteindre la cour.
Il sait pourquoi ils viennent. Pour régler quelles affaires, quelles sales petites affaires. En attendant, il s’accorde encore un instant de répit. Il s'absorbe dans le murmure unique des pierres. Les contes de la nuit des temps. Son cœur se serre. Le battant de la cloche cogne le bronze, impatient. À la volée, avide de réponse, menaçant et lourd ; d’emblée Alain songe au tocsin, à la guerre - lui qui n’en a connu aucune -, aux envahisseurs dont il n’est séparé que par l’épaisseur de la porte. Il n'a pas osé formuler le fond de sa pensée, articuler le mot qui le traverse: ennemis. Reculer davantage l’expose à s’entendre qualifier de sourdingue ; le condamne au ridicule d’une défaite avant même que la bataille n’ait débuté. Il réprime son désir de fuir par la porte du cellier. Ne pas se montrer lâche. Il tourne la clé. L’huis s’ouvre grand à la meute. Il accroche un sourire à sa face, met du pétillant dans son regard et bredouille en riant fort et faux : Heureux, je suis heureux, vous êtes là, tu es là et toi également… rentrez… je ne m’attendais pas… enfin si…

Round 12/48 écrit le mercredi 18 mars 2015

150 mots | 916 signes

13- Nana

Pauline est venue caresser Nana. De cette fille toute en lainage se dégage une tristesse que la brebis décèle dans le regard de la plupart des humains, à l’exception du berger, qui a toujours la face en goguette. Un troupeau s’est formé devant la porte de la grande maison. Une femme mince agite le cordon et hardi le bruit. Plus sinistre que les aboiements de Clap.
Nana distingue la grappe humaine dans la trouée des arbres. C’est comme le soir - il faisait presque nuit et froid - où des gens étaient sortis d’une fourgonnette. Une lumière couleur de crépuscule girait sur le toit jusqu'à l'aveuglement. L'Homme triste les avait fait attendre longtemps avant de les laisser pénétrer, souiller la maison. Maintenant, l'exaspération s'entend aux battements de cloche. L'Homme Triste tarde à ouvrir. Nana imagine qu’il a peur du troupeau comme elle a peur des loups.

Round 13/48 écrit le jeudi 19 mars 2015

382 mots | 2223 signes

14- Bertrand

Poussez pas, c'est pas ouvert ! s'écrie Bertrand, C’est marrant qu’il n’entende pas Alain ; il doit être sourd ma parole… ou mort dans la cave, ça arrive ! Disant cela, il passe le bras autour de la taille de Solène. Sa main migre de la colonne vertébrale, dont il sent les os saillants, à la hanche. Elle s’égare sur le renflement des fesses. Le ventre de Thomas est collé au dos de sa femme. D’un coup de coude, Bertrand le repousse.
Un bail qu’ils ne s’étaient pas vus avec Thomas. Depuis qu’elle l’avait fichu dehors. Il ne se souvient plus du motif. Sans cesse, ils se querellaient en vieux couple, ces deux-là, lui n’y prêtait plus attention. Mais cette fois-là, ce fut du sérieux, du durable. Il se rappelle seulement avoir été soulagé d’être débarassé de ce con insolent qui effrayait Alix et que Pauline fuyait.

Tout à l’heure, avant même de dire bonjour, Thomas lui a jeté, méprisant : Je ne pensais pas que vous seriez là avant nous. T’as dû pousser ta chiotte, y aller à fond sur l’accélérateur ! Lui a répondu en bafouillant un peu - devant Thomas, il bafouille toujours un peu -, il a donc répondu : Qu’est-ce que tu crois, c’est une Gti, 95 cv sous le capot. Des pointes à 180, mon vieux.
La discussion a tourné court car Pauline, a surgi de la voiture pour courir voir les moutons. Cela a fait diversion.
Solène agite encore une fois le cordon du carillon.
Cette fois-ci, les gonds grincent. Bertrand clame, heureux de la trouvaille : L’huile est l’âme de la ménanique ! Personne ne réagit à sa boutade car Alain s’encadre, au même instant, sous l’ogive et ânonne ses voeux de bienvenue : Heureux, je suis heureux, vous êtes là, tu es là et toi également… rentrez… je ne m’attendais pas… enfin si…
Bertrand se trouve en première ligne : Comment tu ne t’attendais pas ? Je te dis tu. Tutoiement, pas de manières. Les amis de mes amis, la formule. Moi, Bertrand, le mari de Solène… alors toi Alain…
L’autre lui répond en surenchère : Moi, Alain, en effet. Heureux très, jamais vus avant… mais très très… Le reste se perd dans le brouhaha général.

Round 14/48 écrit le vendredi 20 mars 2015

227 mots | 1371 signes

15- Solène

Tirée par Bertrand, Solène penètre dans la maison dans son sillage. Se retrouve nez à nez avec Alain. Choc frontal. Dix-neuf ans dans la vue. Un Christ vieillissant aux joues creuses s’efforce de faire bonne figure et lui colle deux baisers sur les joues.
Il balbutie : Tu n’as pas changé, vraiment pas, étonnant même. Solène sait qu’Alain ment, qu’il fait semblant qu’il évacue la gêne. Sa manière de fanfaronner dissimule mal se timidité, son ennui. Elle répond avec trop de franchise : Ne te force pas, si tu m’avais croisée dans la rue tu ne m’aurais pas reconnue. Toi, tu te négiges un peu, non ?

L'image que lui renvoie Alain la paralyse. L'impression d'y lire son propre déclin. Une peine atroce lui retourne le coeur. Impossible de savoir si elle est déçue ou si elle s’y attendait. Il s’est voûté comme la plupart des hommes de haute taille qui ne prête aucune attention à leur physique. Son teint livide prouve qu’il ne se met jamais au soleil. Sort-il seulement ?
Elle s'arrache d'Alain, se détourne pour ne plus se sentir responsable. En levant les yeux, elle découvre un autoportrait de Chris au-dessus du canapé défoncé. Un glaive lui transperce la poitrine. Elle ignorait que ce fût Alain qui détenait ce tableau. Cachotier. Elle détourne les yeux et cherche où poser son sac.

Round 15/48 écrit le vendredi 20 mars 2015

223 mots | 1344 signes

15- Solène

Tirée par Bertrand, Solène pénètre dans la maison. Se retrouve nez à nez avec Alain. Choc frontal. Dix-neuf ans dans la vue. Un Christ vieillissant aux joues creuses s’efforce de faire bonne figure et lui colle deux baisers sur les joues. Il balbutie : Tu n’as pas changé, vraiment pas, étonnant même. Solène sait qu’Alain ment, qu’il fait semblant qu’il évacue la gêne. Sa manière de fanfaronner dissimule mal sa timidité, son ennui. Elle répond avec brusquerie : Ne te force pas, si tu m’avais croisée dans la rue tu ne m’aurais pas reconnue. Toi, tu te négiges un peu, non ? Elle ressent une peine atroce devant Alain. Impossible de savoir si elle est déçue ou si elle s’y attendait. Il s’est voûté comme la plupart des hommes de haute taille qui ne font pas attention à leur physique. Son teint livide prouve qu’il ne se met jamais au soleil. Sort-il seulement ? Elle ne veut plus le regarder, le miroir qu'il lui tend est trop impitoyable. Elle se détourne. En levant les yeux, elle découvre un autoportrait de Chris au-dessus du canapé défoncé. L’image lui saute au visage, vivante, abolissant les années. Un glaive lui transperce la poitrine. Elle ignorait que ce fût Alain qui détenait ce tableau. Cachotier. Elle détourne les yeux et chercher où poser son sac.

Round 16/48 écrit le samedi 21 mars 2015

254 mots | 1496 signes

16- Thomas

Thomas s’est précipité dans les bras d’Alain.
Ses effusions manquent de naturel. Il en fait trop, comme d’habitude. Trop volubile, trop amical, il aboie littéralement : Alors vieille branche, je te retrouve, solide, intact. Vieille crapule, mon brave vieux. Ah ! Si tu savais combien j’ai pensé à toi…

Il s’arrête net devant l’air incrédule d’Alain qui n’a pas oublié les mots définitifs que Thomas avait vomi jadis avant de claquer la porte. Alain répond : Tu as pensé à moi, cependant tu ne t’es pas foulé, côté lettres. Et toc! mon vieux. On oublie. Tu es là, vous êtes là et… je suis heureux… très. Thomas sent que le ton d’Alain dément ses paroles. Il a l'habitude de ce genre de situation. En général il ne se formalise pas. Mais là, son orgueil en prend un coup. Il se ferme et va rejoindre Solène qui lui tourne le dos livrée toute entière au souvenir de Chris. Engluée dans l'absurde écheveau des émotions. Bon dieu, enrage Thomas, il ne manquait plus que ça! Cette gueule d'ange grandeur nature, pour envenimer un peu plus la situation. Garder ce genre de toile relève du sentimentalisme. Parce qu'enfin, sur le marché de l'art, la côte de Chris...
La voix aigre de Sonia le rappelle à l’ordre : Tommy, tu ne me présentes pas à ton ami. Pas grave. Je vais le faire. Bonjour, moi je suis la femme, l’épouse de Thomas, lui là-bas, qui ne me regarde pas. Il l'avait oubliée celle-là.

Round 17/48 écrit le dimanche 22 mars 2015

281 mots | 1668 signes

17-Sonia

Sonia cherche à se dominer.
Ne pas faire d’esclandre.
Elle respire par le ventre comme elle a appris à le faire au yoga.
Se décontracter. Se vider la tête et les poumons. Reprendre son souffle calmement. Je n’aurais pas dû abandonner le yoga, pense-t-elle en s'adressant à Alain qui l'enrobe d’un regard curieux empreint d’un soupçon de pitié. Elle chevrotte en tentant de rester simple : La route a été bonne, aucun problème et j’ai apporté un poulet et une tarte, le panier est dehors... Intérieurement, elle se traite d’idiote. A-t-elle perdu la raison de mettre ainsi en avant la nourriture qu’elle a trimballée depuis Paris. Pourquoi parler de ça à cet inconnu dont le regard la trouble. D’ailleurs pourquoi la regarde-t-il de cette façon embarrassante.
Il est encore temps de reprendre les présentations à zéro. Elle tend la main à Alain, elle verra bien où ce geste la mène. Bonjour, on s’est déjà vus, vous devez vous souvenir n’est-ce pas, c’était en été… on étaient passés, on suivaient le GR, une idée de Thomas. Marcher toute la journée pendant son voyage de noces ! Du coup, le soir on étaient épuisés… Il me semble qu’on s’était vus. Vous et moi, je veux dire, non ? Elle laisse un blanc, le temps pour une réponse qui n'arrive pas. Elle termine par une répartie qui sonne faux : J’avais cru, mais si vous ne vous en souvenez pas, ce n’est pas grave… La voix contredit les paroles. Elle triche car au fond elle aurait aimé qu’il se rappelle. Qu’il avoue qu’elle lui avait laissé un souvenir durable. Elle s’en veut d’être aussi sotte.

Round 18/48 écrit le lundi 23 mars 2015

526 mots | 3137 signes

18- Pauline

Le relent de bétail qui imprègne ses mains incommode Pauline.
Les odeurs la dérangent. Toutes. Même les sublimes arômes émanant de flacons précieux, mêmes les essences plus onéreuses aux noms pédants. Elle déteste plus que tous les autres le parfum oriental de sa mère. Iris, vanille, musc et bergamote. Une seule goutte lui donne la migraine.
Elle traîne les pieds dans le chemin terreux qui revient vers la cour. Dans son souvenir Thomas et Solène évoquaient parfois, aux rares moments de connivence retrouvée, des courses poursuites au tuyau d’arrosage. Pauline fouine à la recherche d'une fontaine. N'en découvre aucune près de la grande maison. Seulement un broc où de l’eau a croupi. Le robinet cimenté au mur ne coule pas.

Elle renonce à se laver les mains, va asseoir sur la première marche, racle ses mains puantes sur la pierre rugeuse et, se noie dans le paysage écrasé de lumière, délavé de ses couleurs. Ses lunettes de soleil lui manquent. Elle se souvient de les a mises dans la boîte à gants la semaine dernière. Son père était venu la chercher à la piscine. Une façon indirecte de la surveiller.
Pauline se dirige vers la voiture, bute sur un couffin d’osier. Il s’en dégage une odeur de viande rôtie, un peu écoeurante. Une voix venant de la maison crie : Pauline, ne reste pas dehors, tu vas attraper une insolation. Viens avec nous. Sa mère a adopté ce ton culcul qu’elle prend parfois pour lui parler en présence d’étrangers.
Pauline par provocation fait semblant de ne pas avoir entendu. Puis, elle monte les marches sans se presser, pénètre dans la salle commune glaciale comme elle le redoutait. Et sombre. La lumière perce à peine par les meurtrières - le mot qui lui vient à l'esprit - taillées dans les murs. Son père est affalé sur un fauteuil.
Appuyées à un mur piqué d’étoiles de salpêtre, Sonia et sa mère se jaugent. Elles ont, l’une pour l’autre, le regard dur des femmes qui ont été possédées par le même homme. Pauline préfère évacuer l’image précise qui en découle. Ne pas y penser.
Alain, près d’une desserte, tente d’ouvrir une bouteille. Elle trouve qu’il ressemble à un vieil acteur de cinéma dont elle ne retrouve pas le nom. Un type qui a tourné dans des westerns démodés. Ses yeux sont si clairs qu’il donne l’impression d’être aveugle. Elle s’avance et se présente : Je m’appelle Pauline, la fille de Solène et de Bertrand. Enfin, une des filles. Une de leurs filles. L’aînée n’est pas là. La première comme ils disent : ma sœur, Alix.
Alain quitte un instant le tire-bouchon des yeux, murmure : Enchanté, Mademoiselle. Il se remet à visser dans le liège. Il n’a pas compris de qui elle était la fille, et comme elle ne ressemble à personne en particulier, il n’est pas plus avancé. Le bouchon cède.
Pauline se détourne en haussant les épaules et quitte la pièce pour aller chercher ses lunettes. Un chien jaune en profite pour se faufiler dans la maison. La jeune fille ne tente rien pour l’en empêcher.

Round 19/48 écrit le mardi 24 mars 2015

122 mots | 746 signes

19- Clap

Clap apprécie l’Homme Triste. Ils se ressemblent dans leur solitude. Ils se connaissent depuis qu’il est né, bien avant qu’il ne devienne chien de troupeau. Le chien jaune se frotte au pantalon de velours qui a gardé le parfum des herbages. La salle sombre n’a pas l’odeur habituelle du feu de bois. Elle exhale des remeugles étranges. Le chien habitué aux prairies renifle des relents urbains qui l’embrouillent. Gâtent son flair. Il grogne sans qu’on le remarque, dresse l’oreille et comprend au timbre des échanges qu’ils ne sont pas venus là en amis.
Il veille sur l’Homme triste et guette le moindre de ses gestes. Il surveille les Autres, pressentant que le pire n’est pas encore arrivé.

Round 20/48 écrit le mercredi 25 mars 2015

1617 mots | 10473 signes

CHAPITRE 2 (Complet)
Automne 1968 : Thomas ( 1er essai avec un narrateur observateur sans a priori extérieur à l'histoire)

La brise tiède de l’été chassée par le grand vent de l’automne avaient fini de disperser les tracts et les égarements. Tout s’était envolé. Demeuraient, par-ci par-là, quelques illusions un peu plus tenaces. Paris s’était recorseté en goudronnant ses rues. Les étudiants avaient retrouvé le chemin des facultés ; les ouvriers celui de l’usine. Il y avait bien quelques trostkystes qui s’agitaient encore en vaines diatribes anti-maoïstes, qui brûlaient symboliquement, en ce mois de novembre, la toute jeune Cause du Peuple dans de petits autodafés de bistrot. Presque tout avait repris sa place, mais rien n’était plus comme avant. Avant les slogans, les Interdits d’interdire et Sous les pavés la plage. Les cravates avaient disparues, les chemises s’étaient ouvertes. La société française par la grâce du mois de mai s’était décomplexée d’un coup. L’étroitesse d’esprit dans laquelle se confinait la génération de l’après-guerre avait volé en éclat. La jeunesse s’était découvert un sexe avide de plaisir et n’entendait pas s’arrêter de baiser parce que de Gaulle avait repris les rênes de la France. Non, décidément, rien n’était plus comme avant.

En cette fin d’après-midi resserrée au creux une brume triste, Thomas était assis dans une brasserie de Montparnasse où il avait ses habitudes. Il attendait une fille qui était en retard. Il venait de finir son quatrième café. Le garçon repartit à la charge, Je vous en sert un autre ? Il n’osa pas refuser, certain de ne pas fermer l’œil de la nuit, surtout si, comme il l’espèrait, il parvenait à attirer chez lui la retardataire. Il la connaissait à peine, ne la trouvait pas particulièrement attirante mais s’en était toqué parce qu’elle lui avait envoyé des signes. Des regards par en-dessous, puis par-desssus, se risquant jusqu’à l’aborder les yeux pleins de lui. Thomas avait une faiblesse : le besoin d’être remarqué, élu, distingué comme unique parmi les autres. Cela dénotait une déformation égotique qu’il n’avait jamais cherché à gommer. Il ne pouvait tomber amoureux que d’admiratrices. Il se plaisait tel quel et se savait aimable à qui ne s’attardait à pas à le fréquenter. Il était l’homme des premières minutes. Ensuite, il inquiétait. À Sciences Po., ses condisciples selon les clans l’avait surnommé : Moi-Je ou Tire-les-ficelles. Il le savait et s’en contre-foutait. Il était diplômé depuis septembre et il les emmerdait tous. Il se donnait un an pour réussir. Disons deux pour décrocher le bon poste et y commencer une brillante carrière d’homme de l’ombre.

Il se mit à réfléchir à ce qu’il dirait à la fille de sa voix d’étoffe froissée. Il lui soufflerait les mots qu’elle espérait entendre. Des banalités sur sa chevelure, son sourire, sa façon de boire ou de cligner des yeux. Sa voix chaude et basse opérait des miracles sur les femmes mariées ou les très jeunes filles. Las de consulter sa montre, Thomas reporta son attention sur les passants qui ne s’attardaient pas sur les trottoirs, emportés dans les tourbillons de feuilles mortes. Il se laissait griser par ce ballet d’existences inconnues. Ces petits destins ordinaires le fascinaient. Il aurait aimé savoir les mettre en mots avec posésie, comme son ami Alain. Au moment précis où il l’évoquait, Alain se matérialisa sur le trottoir, accompagné d’une très grande fille en duffle-coat. Thomas eut la sensation de l’avoir déjà croisée.
Il se précipita à l’extérieur, poussa la voix couvrant le raffût du vent et des autos. Alain et sa compagne se retournèrent et vinrent le saluer. Thomas les pria de se joindre à lui et regagna sa table. Cette fille se révéla merveilleusement proportionnée lorsqu’elle eût ôté son manteau informe. Elle retira son écharpe et son bonnet à pompons libérant une chevelure longue et lisse. Il était certain à présent de lui avoir déjà parlé. Mais où ? Il craignait de faire un impair, d’autant plus qu’il la trouvait intéressante. Brune aux yeux verts, la bouche charnue, un peu grande, des dents de lait. Une bouche de salope, pensa-t-il en sentant le désir gonfler son pantalon. Il pria la Providence - à laquelle il ne croyait guère - pour que l’autre fille ne se pointe pas. Il dissimula sa concupiscence sous un sourire séraphique et s’obligea à regarder ailleurs.
Alain de son côté emmaillotait sa voisine d’une tendresse dont la retenue prouvait qu’ils n’étaient pas amants. Il émanait d’elle une grâce adolescente augmentée par la gêne qui naissait de leurs silences. Elle tournait lentement la cuillère dans son expresso sans sucre, absorbée dans la contemplation de la mousse crèmeuse. Le silence se prologeait dangereusement. Thomas jugea bon de le rompre. De tendre vers elle un fil, usant du regard et de la voix. Il me semble, sussura-t-il, mais je peux me tromper, il me semble que nous nous sommes déjà rencontrés. La belle répondit sans cesser de dissoudre le sucre absent : Oui, je m’en souviens, c’était au Quartier Latin. On s’étaient parlé entre deux charges de CRS. J’ignorai que vous connaissiez avec Alain. L’image de leur première entrevue revint à Thomas. Il la ressitua parmi ces gauchistes excités, revit le chemisier à fleurs, le foulard rouge et se souvint de son prénom cocasse. Il répondit en jouant sur le rire : Oui, parfaitement, vous êtes Solfège ! Elle se rembrunit. Il la trouva moins attrayante lorsqu’elle ne souriait pas. Elle crut à une incompréhension et rectifia : Pas Solfège, Solène. Solène Marais.
Solène est un prénom d’héroïne romantique, répondit-il. Permettez-moi de préférer Solfège… plus musical et surtout unique. Aucune des femmes que j’ai connues ne portait un petit nom aussi mélodieux. Jamais je ne vous appellerai autrement.
Les yeux de la jeune fille lancèrent des flammes. Elle s’abstint de lui demander s’il avait séduit beaucoup de Solène dans sa jeune vie de Dom Juan de bistrot. Si vous voulez, se contenta-t-elle de répondre, sans y mettre aucune courtoisie. Elle s’empourpra et ne trouva aucune parade. Furieuse de se sentir ébranlée par l’outrecuidance de Thomas, elle jeta quelques pièces dans la soucoupe et se leva. D’un geste vif, elle noua l’écharpe, enfonça son bonnet jusqu’aux yeux, mouilla un baiser sur la joue d’Alain en disant : Salut je t’appelle demain. Elle sortit sans accorder aucune attention à Thomas qui se sentit orphelin dès qu’elle eut passé la porte à tambour.

Tu l’as vexée, dit Alain, Je crains qu’elle ne te le pardonne pas. Son prénom, c’est sacré. Il lui vient d’une aieule déportée en Acadie. Et puis, le terme musical était mal choisi, mon vieux. Elle est violoniste. Une virtuose. Seulement, elle vient de se faire devancer dans un concours international à Vienne. Son orgueil démesuré ne se satisfait pas d’une deuxième place. Elle a l’intention de tout plaquer.
Thomas l’écoutait lui dresser un portrait de Solène qu’il ne désirait pas découvrir par son biais. Il gâchait tout en discourant avec ardeur sur sa fragilité, sa délicatesse d’artiste, sa sensibilité d’écorché, sa folie de la perfection. La nécessité de la ménager... Lui, l’habituel mutique se montrait intarissable, se comportant en imprésario amoureux. Pourquoi cet imbécile se haussait-il au rang « d’expert » des sentiments de Solène, de la vie de Solène. Thomas se mit à détester Alain. Cette aversion brouilla un instant l’amitié qu’il ressentait pour lui.

Alain était l’ami d’un ami. Leur rencontre remontait à l’hiver précédent au cours d’une partie de bowling à Bagnolet. Après, ils étaient allés boire un verre ensemble dans un nightclub rue des Saint-Pères. Thomas connaisssait le saxophoniste, la patronne et une partie des clients. En fait, Thomas connaissait tout le monde ce qui impressionna Alain. Quelques Bloody Mary plus tard, Thomas tenait un Alain fatigué sous son charme et s’égara à l’aimer parce qu’il se sentait supérieur. En effet, les deux compères suivaient des courants contraires. Alain était simple, gentil, effacé, modeste d’extraction et de tempérament. Parce que l’alcool avait dissous le vernis de sa réserve, il se confia à Thomas. Il alla jusqu’à lui dire qu’il avait soutenu un mémoire de DEA sur la linguistique acadienne et désirait s’inscrire en doctorat. En attendant, il effectuait des remplacements à l’Éducation nationale. En attendant quoi ? Qu’est-ce qui t’empêche de commencer ta thèse ? fut la réponse de son compagnon pour qui aucun problème ne semblait insoluble. L'embarras venait d’un directeur de thèse partit en retraite. Thomas balaya la difficulté d’un revers de la main.
Une semaine plus tard, grâce à des circuits personnels et souterrains, Thomas avait dégoté un professeur à Paris IV qui acceptait de diriger la thèse d’Alain. Celui-ci se retrouva en position d’obligé, ce qui modifia légèrement leurs rapports. Thomas se plaisait à faire sentir à Alain ce qu’il lui devait. Celui-ci, pour sa part, estimait l’avoir suffisamment remercié. Pourquoi devrait-il éternellement s’acquitter de ce que l’autre considérait comme une dette et lui comme un service. Leur barque pris de la gîte. Ils restèrent plusieurs mois sans se voir.
Thomas fut celui des deux qui fit le premier pas. L’admiration d’Alain lui manquait dans les périodes de désert amoureux. Leur relation repris avec régularité jusqu’à ce jour d’automne où la violoniste devint en quelques minutes l’obsession de Thomas.

Solène ignorait que toute résistance aiguillone les hommes à femmes. Elle pensait s’être débarrassé de Thomas en le plantant devant son expresso. Cela ne fit qu’augmenter son désir. Un immense besoin de conquête s’empara de lui. Il élabora une statégie d’assaut, à la manière d’une partie d’échecs. Un jeu dont naturellement il se voyait le meneur, sans penser un instant que cette fille se montrerait plus forte que lui et qu’à force de se croire sincère il finirait par le devenir.

Round 21/48 écrit le jeudi 26 mars 2015

200 mots | 1162 signes

CHAPITRE 3
Retrouvailles- Août 1990

1- Clap

Clap, dérangé par les éclats des voix humaines, s’est abrité derrière le canapé. Il ronge un os avec délice. Il a renoncé à deviner ce qui est en train de se tramer autour de la table. Qui peux interpréter les signes sans connaître les règles, maîtriser les enjeux.
Il perçoit à présent un flot de paroles qui se heurtent sans jamais se répondre. Ils discourent pour éviter le vide effrayant du silence. La jeune fille qui l’a laissé entrer est la seule à se taire, posée là, au mitan des autres. Tournesol unique dans un champ de luzerne. Elle rayonne, par constraste, lumineuse au milieu du sinistre.
Dans le pré au loin, les brebis ne se sentent plus protégées. Elles bêlent à se rompre les cordes vocales dans une transe moutonnière. Le chien en alerte lève le museau mais résiste à son devoir, à cause de l’os qui le retient ici.
À cause de l’Homme Triste.
Le soleil est haut encore. Il sortira de la grande maison juste avant l’arrivée du berger au crépuscule, lorsque son flair lui dira que l’Homme triste ne craint plus rien.

Round 22/48 écrit le vendredi 27 mars 2015

520 mots | 3288 signes

2- Alain

Alain, plus blême qu’un Pierrot de mardi gras, déglutit avec peine. Le morceau de blanc de poulet remâché n’en finit pas de descendre, ralenti près du cardia par son hernie iatale. Cette sensation oppressante de manche à balai dressé dans l’œsophage renaît chez lui avec le stress. Il étouffe, n’en peut plus de faire semblant.
Semblant d’être heureux de les avoir à sa table,
de les trouver sympathiques,
d’être attentif aux banalités qu’ils dégoissent, alors qu’il brûle de les voir en venir au fait. Au but de leur visite qui n’est pas de simple courtoisie. La lettre de Thomas reçue la semaine précédente l’a ébranlé. Après vingt ans, a-t-il glissé, je ne l’attendais plus. Dix-neuf a rectifié Solène. Quelle différence, a-t-il rétorqué. Elle a levé les yeux au ciel en jetant ironique: Pointilleux comme un comptable.
Comptable, le terme le heurte en pleine face. Lui qui n’a jamais vérifié la moindre facture, jamais réclamé que les impôts soient partagés. Il n’aurait plus manqué que cela, compléta Thomas en direction de Solène. Nous l’avons logé gratis pendant toutes ces années. Je me trompe ? Rictus fielleux de celui qui se prétend son ami. Non, il ne se trompe pas. C’est ce qu’ils avaient décidé d’un commun accord lorsqu’ils s’étaient séparés. Alain entretient la maison, paye les impôts en l’échange de l’occupation des lieux. Aucune faveur, aucune arnaque. Une sorte troc, dans la manière de ce qu’ils défendaient à l’époque. Leurs idées de partage et d’indifférence à l’argent. Tout cela semble bien appartenir à un temps révolu. Je suis injuste pense Alain, Thomas m’a prévenu par télégramme du mariage de Solène et par la même occasion de la naissance de la première des filles. Un prénom en A…

Alain boit un verre d’eau, les yeux baissés. La bouchée récalcitrante bloque le liquide, provoquant un hoquet sonore. Honteux, il quitte la table sous le regard des autres. Il entend Bertrand dire à Sonia : Ma femme prétend que j’ai la passion de la performance. Sonia lui fait l'aumône d'un gloussement trivial. Bertrand se rend compte de sa bévue. Du double sens. De l’obscénité dont sa voisine a revêtu son propos. Il croit nécessaire d’expliquer davantage et s’enfonce. Sur la route, ajoute-t-il, le chrono… tout ça, vous comprenez. Je vais vite, je fonce, je n’aime pas me brider. Enfin, je veux dire je ne traîne pas. Avec 95cv sous le capot, forcément ça galope. Il rit et elle aussi. On sent qu’elle se force un peu par courtoisie. Paraître aimable. C’est bien son genre, pense Alain. Solène lance à l’intention de son mari : On le saura. Quoi ? demande Sonia en ricanant. Solène la regarde comme si elle avait à faire à une mongolienne, puis détourne le regard vers sa fille. Pauline a posé un bouquin le long de son assiette. Elle lit sans leur accorder la moindre attention. Alain la trouve émouvante, cette jeune Pauline. Elle est à peine plus âgée que ses élèves. Seize, dix-sept ? Il reprend sa place et l’observe en douce. Il constate avec une sorte de jubilation dérisoire que leur médiocrité d’adulte se heurte à son indifférence polie.

Round 23/48 écrit le dimanche 29 mars 2015

562 mots | 3332 signes

3- Sonia

À son gâteau acidulé, tous préférent les pêches juteuses et odorantes qui respirent encore le verger. Sonia en est meurtrie. Seul Bertrand dit poliment : On le mangera ce soir, il sera encore bon. Bon, pas certain. Tourné, rance, aigre.
Après le dessert, la torpeur gagne les convives; personne n'a plus envie de parler. Le brouhaha s'éteint tel un feu qui meure, laissant la place à un curieux silence.
Sonia, la première, ranime la conversation s’adresssant à Alain qui continue à la bouleverser plus qu’elle ne le voudrais : Vous devez aimer la campagne, non. Cela me me regarde pas, mais j’imagine que vous devez être un homme désoeuvré, sinon pourquoi accepter de vivre dans un endroit pareil. À peine sorties de ses lèvres, elle voudrait ravaler ses paroles. Au lieu de laisser couler, elle ajoute avec maladresse : Ne le prenez pas mal, ce n’est pas une critique, le désoeuvrement a du bon. Si seulement Thomas de temps à autre… Non, pas ça. Elle ne va pas dévoiler ses affaires de famille. Raconter que Thomas consacre tout son temps à conseiller des hommes d’appareils dont il fait ses obligés. À manœuvrer, à placer ses vilains pions. Non, elle ne va pas se plaindre, se faire plaindre comme une pauvre fille. Déjà qu’il a été assez goujat pour ne pas la reconnaître, alors qu’elle est certaine qu’ils se sont rencontrés. Elle se souvient de tout. La maison, le couloir de l’étage, la salle de bains avec ce lavabo aux pieds de lion en laiton. Elle s’y était rafraîchie avant de repartir. Et aussi le jardin, le pré. Il est exact qu’ils ne s’étaient pas attardés mais tout de même...
Thomas aurait pu lui raviver la mémoire en arrivant. Les mots lui échappent malgré elle : J’insiste, essayer de vous souvenir, nous nous sommes déjà vus… Alain toujours pris dans ses hoquets ne répond rien. Thomas, blessant, interrompt sa femme : Fous-lui la paix. Il est distrait, il l’a toujours été. Alain est un homme distrait, ce qu’on disait de lui, à l’époque, n’est-ce pas Solène ? Et puis, ajouta-t-il en portant l’estoquade, tu ne laisses pas forcément aux gens un souvenir impérissable, ma pauvre Sonia. Elle encaisse, accentue son sourire, donne le change, tourne cela en plaisanterie. Préfère en rire, rétorque avec courage : Ah ! Ah ! Mais, il n’a pas dit ça, ton ami Alain. Vous ne l’avez pas dit, ou bien je n’ai pas entendu, pas compris. Thomas tu es si drôle, bête et méchant. Il est bête et méchant. Vous le savez tous, non ?
Elle est soudain devenue l’attraction. Solène commande à Alain d’aller faire du café. Sonia ne souhaitait pas venir, Thomas a insisté ; elle n’a pas pu refuser. Il aime dans certaines circonstances l'exhiber , - jouer au montreur d’ours - c’est en général des occasions de la rabaisser. Elle connaît Thomas; tant d’années de vie commune autorise cette conscience de l’autre. Il se hausse de diminuer les autres. Une nuit où il l’avait malmenée par plaisir devant leurs amis, il lui avait expliqué,: J’ai beaucoup pratiqué ce sport avec Alain qui était – avant que je ne te rencontre – ma tête de turc préférée. Alain tu te souviens : cet homme que j’héberge, par charité ou par indolence, dans le Quercy !

Round 24/48 écrit le mardi 31 mars 2015

542 mots | 3307 signes

**4-Thomas **

Thomas s’efforce de glisser habilement vers autre chose. Sonia lui fait honte. De plus en plus souvent, il se prend à souhaiter qu’elle le quitte. Il a des maîtresses. Il en a toujours eu - il aime passionnement le plaisir que procure le corps des femmes - mais jusqu’alors il les tenaient à l’écart. Au chaud dans une boule douillette de secrets. À présent, il ne songe même plus à se cacher. Il désire que Sonia sache, souffre et en tire les conséquences. Qu’elle prenne la bonne décision.
Il l’observe en train de plier et déplier nerveusement sa serviette avec son air de… de quoi ? De femme soumise. N’est-ce pas ce qu’il en a fait. Sonia est son œuvre. Il lui en veut d’avoir été aussi maléable. Lâche donc cette serviette ! C’est agaçant. Arrête de la tordre, lui lance-t-il méchamment. Ce qu’il aimerait lui demander c’est : Pourquoi t’ai-je épousée ? Il ne connaît pas le motif réel qui l’a poussé à faire cette folie. Par dépit ? Ou parce qu’elle était promise à un jeune gircardien qu’il vomissait. Ces gens-là étaient des mous. Tous pareils les Républicains indépendants. Prévisibles dans leur tiédeur feutrée. Sonia n’aurait pas été plus heureuse avec ce rejeton à particule.
À l'époque, Thomas l’avait trouvée jolie. Une jolie jeune fille en fleurs. Un parti acceptable. Aujourd’hui, assise à cette table, elle n’est qu’une rose froissée par l’ennui, tandis que Solfège... C’est elle qu’il aurait voulu soumettre. Il enrage en pensant que ce lourdoud de marchand de planches l’enfonce et la fait ruisseler. Ce connard se vantait auprès de Sonia, il y a un instant, d’aimer la performance. Le Rocco Sifreddi de la scie circulaire. Peut-être était-il déjà son amant lorsqu’elle et lui… Et Chris ?… trois. Mais pour Chris, il n’est pas certain. Si on ajoute Alain – mais pour lui non plus, il n’est sûr de rien - on frise la partouze ! Des années de doute, une torture de l'âme et du corps. Alors Alix, l’aînée tellement renfermée… Même Pauline… Il pose les yeux sur elle à l’autre bout de la table, absorbée dans sa lecture d’Ainsi parlait Zarasoustra.
Il constate qu’elle a beaucoup changé. De la gamine qu’il aimait cajoler, une femme est éclose. Un fruit vert à cueillir. Il ne trouve rien à se reprocher de se laisser assaillir par de pareilles idées. Il est habitué à la bassesse humaine. C’est même dans son job, un atout majeur. Alors cette petite Pauline, si naïve, si fraîche, il pourrait bien n’en faire qu’une bouchée.
Blesser Sonia et Solfège par la même occasion. S’il était encore en vie, son avocat de père, si guindé dans sa droiture catholique, le renierait d’avoir de tels desseins. Mais, il est mort, Dieu ait son âme ; plutôt le diable, car il avait tout de même pactisé avec le Fourchu, dans une période propice aux tractations diaboliques.
Aujourd’hui, la vie politique est moins excitante. Thomas se mord les lèvres. Il cherche le moyen de se rapprocher de d'adolescente. Il pousse son premier cavalier, accompagné d’un sourire qu'il sait rendre enjôleur : Bonjour, il me semble que nous ne nous sommes pas encore salué. Vous êtes très en beauté…

Round 25/48 écrit le vendredi 3 avril 2015

540 mots | 3189 signes

5- Pauline

Pauline lève lentement les yeux de sa page, place son doigt sur le paragraphe pour y revenir sans tarder. Elle marque, par un haussement de sourcil, son étonnement devant le voussoiement de Thomas. Il se décide enfin à ne plus la traiter en nourrisson ! Le très en beauté, qui termine ou plutôt ne termine pas la phrase, la flatte. La lycéenne sans expérience accepte le compliment. Un hommage à sa jeunesse, une reconnaissance de son statut de grande. Elle n’est pas habituée aux façons masculines. Son père est tout sauf beau parleur. Les garçons qu’elle fréquente sont odieux et les vieux messieurs ne lui adressent guère la parole. Ils se contentent de laisser peser leurs regards sur ses formes naissantes. Par vieux, elle entend l’âge de ses parents. L’âge de Thomas. Jusqu’à ce jour, lui, elle ne l’a jamais vraiment vu. Regardé pour ce qu’il est : un homme séduisant (séducteur). Pour elle - avant qu’il disparaisse du paysage de son enfance - Thomas était une sorte de pot de colle qui venait visiter sa mère. Il réussissait mieux que quiconque à faire sortir de ses gonds. Parfois, lorsqu’il s’en donnait la peine, il se faisait soupirant, laissant croire à Solène par sa façon de lui parler, de la regarder, qu’elle était le centre du monde. D’un monde extérieur dans lequel ni mari ni enfant n’avaient de place. Alors, ces jours-là l’effet était inverse. Sa mère minaudait et retrouvait la gaité qui avait du être la sienne dans sa jeunesse. Avant Bertrand, avant Alix et elle, Pauline la mal-aimée.

À cet instant, c’est à elle que Thomas offre sa voix d'étoffe froissée. Pauline sans méfiance, se laisse prendre à à l’ardeur magique du verbe.
Vous trouvez, susurre-t-elle ? Une inflexion de coquetterie qui n’était pas préméditée. Elle voulait simplement exprimer son étonnement qu’on puisse la trouver « en beauté ».
Il joue l’incompréhension : Je trouve quoi ? Elle rosit avant de répondre, embarrassée : Que… que je suis… Thomas complète : Très en beauté ! Eh bien, oui je suis sincère. Il pousse son cavalier plus loin. On se disait tu, autrefois, non ? Elle rit en plissant le nez : J’étais petite alors...
Il la scrute fasciné par son ingénuité, mi-Lolita mi-godiche. Il laisse planer le grand oiseau de proie de son silence. Pauline suçote l’ongle de son pouce, les yeux rivés à Thomas qui la contemple avec ravissement. J’en ai assez d’être à table, je m’ennuie un peu, dit-elle, ça vous dirai de marcher jusqu’au pré. J’ai fait ami-ami avec une brebis noire. Il la taquine : Vous, enfin tu, ne confond pas avec le loup ? Tu veux voir le loup, c'est ça ? Elle rit sans déceler la perversité de l’allusion. Ils se lèvent dans un même élan. Elle attrape un morceau de pain dans la corbeille et le fait sauter dans sa main d’un geste enfantin qui retourne le courteau dans la plaie de l’homme qui ne la quitte pas des yeux. Pauline ouvre la porte en douceur et file les yeux clairs vers une terra incognita. Thomas glisse dans son sillage et dès lors s'enfonce sous la ligne de flottaison.

Round 26/48 écrit le dimanche 12 avril 2015

431 mots | 2585 signes

6- Bertrand

Dans la salle à manger, les mouches disputent aux guêpes les miettes parsemant la table désertée. Affaissé sur sa chaise, Bertrand se love dans l’entre-deux ouaté de la somnolence post-prandiale, lutte contre la coulée de plomb qui alourdit ses paupières. Capte encore, par-ci par-là, un bruit dans la trame des silences, avant de sombrer dans le sommeil. Solène le secoue : Tu ronfles. Je suis fatigué, répond-il. Va sur la terrasse, lui ordonne-t-elle agacée, il doit y avoir des chaises longues. Enfin, il y en avait dans le temps… Elle crie : Alain, les relax, où sont-ils?
Stridulation des cigales dans l’air étouffant. Alain s’est éclipsé comme un ours sans leur montrer leurs chambres. Ils se sont tous éclipsés.
Congestionné, Bertrand se frotte les yeux remue sur sa chaise à la recherche d’une position confortable. Tu pourrais au moins ôter ta cravate, conseille Solène, je ne sais pas moi ! Passer un short ! Tu es ridicule. On n’assiste pas à congrès de pingouins. Où sont nos affaires ? demande-t-il. Le sac est resté dans le coffre. Enfin Tranou, bouge-toi !
Il découvre chez Solène une agressivité qu’il ne lui connaît pas.
Il se lève, la tête lui tourne. Il chancelle, pense qu’il va tomber raide. La touffeur l’incommode. Solène sait pourtant qu’il ne supporte pas la chaleur. Au travers des carreaux crasseux, il aperçoit Pauline qui s’ éloigne avec Thomas. L’homme a passé son bras autour des épaules de la jeune fille. Où vont-ils ? Bertrand se dit qu’il doit courir après eux dans le chemin caillouteux. Un instant, il se la joue papa poule. Protéger Pauline, c’est mon rôle, pense-t-il tandis que sa tête est prête à éclater. Il est trop accablé pour intervenir. La protéger de quoi grand dieu, ce connard ne va pas la manger ! Pauline sous ses airs de naïveté enfantine cache une tête bien pleine.
Elle a de la jugeotte et Thomas pourrait être son père… Cette pensée est un pieu rougi qui le perfore, et tout ce qu’il dissimule au plus profond de ses tripes affleure et le brûle.
À cet instant précis, ce qu’il veut c’est que Solène parle à Alain, maintenant. Qu’elle lui explique. Ensuite, ils partiront. Il préfére rentrer dès ce soir. Rouler de nuit, à la fraîche avec sa femme et sa fille endormies. Tranquille. Rouler vite, parce que la nuit la route est déserte et qu’il aime cela. Il cherche Solène. Elle aussi est sortie. Le voilà orphelin de sa divine moitié, seul avec son malaise cloué dans le silence.

Round 27/48 écrit le dimanche 12 avril 2015

153 mots | 957 signes

7-Solène

Solène fouille dans la remise. Découvre les chaises longues sous une bâche poussièreuse. Elle sort la brouette, les outils de jardin enrobés de terre sèche. Rien n’a bougé depuis son départ, elle en est attérrée. La rouille de la faux vole en petits nuages bruns. Qu’à donc fait Alain durant toutes ces années. A-t-il au moins trouvé la paix pour écrire ? Même pas. Au fond d’elle même la réponse émerge. Il est resté à cause de… cette fille, la serveuse du café... Solène plaque la main devant sa bouche pour empêcher un cri rauque de bête traquée de franchir ses lèvres. Qu’avaient-ils fait tous les quatre ? À quel jeu pervers s‘étaient-ils livrés ? Tout cela était en germe, leur installation ici portait en elle la poisse. Pourquoi Bon Dieu, le hasard lui avait-il fait croiser le chemin de Thomas le tentateur. Alain lui n’a toujours été qu’un pauvre suiveur.

FIN CHAPITRE 3.

Round 28/48 écrit le vendredi 17 avril 2015

725 mots | 4450 signes

CHAPITRE 4
Paris, Décembre 1968

L’air glacial de décembre s’était inscrusté dans la salle de musique du Conservatoire. Les concertistes, les doigts gelés, s’étaient dispersés à la fin de la répétition par petits groupes affinitaires commentant la présence inattendue du célèbre Arthur Stein, alimentant de faux bruits les rumeurs qui courraient sur la Marais. Ils filaient, en chuchotant vers le métro, rejoindre, dans des banlieues cossues, des élèves à qui ils enseignaient les rudiments de l’instrument - piano, violon, violoncelle, flûte traversière… - pour une somme ridicule qui leur permettait juste de louer une mansarde sous les ardoisses de Paris et de ne pas crever de faim en attendant de signer un contrat avec un orchestre de province. Tous n’avaient pas le talent de la petite Marais, loin s’en faut.

Scrutée par l’œil bleu acier d’Arthur Stein, Solène Marais, assise à son pupitre, rassemblait ses partitions, les rangeant avec soin dans son grand carton à dessin. Elle y mettait une minutieuse lenteur, feuilletant les livrets avant de les classer dans un ordre d’elle seule connu. Stein suivait les gestes de la jeune fille et cette lenteur lui liait la langue.
Solène sentait le regard du vieil homme qui la sondait, devinant ses paroles avant même qu’il eût ouvert la bouche. Il existait entre eux une intimité d’esprit propice à la divination de l’un par l’autre. Arthur Stein avait été son « découvreur », chef d’orchestre, violoniste réputé, il avait discerné chez la petite Solène – elle avait huit ans à l’époque – l’étoffe d’une virtuose. Treize ans qu’il la faisait travailler, travailler sans arrêt, sans répit sans pitié. Solène avait remporté prix sur prix. Rien ne semblait pouvoir arrêter sa trajectoire vers les cîmes. Rien sauf son orgueil démesuré.
Réfléchissez, Marais avant de prendre une décision que vous regretterez toute votre vie. Les mots de Stein résonnèrent dans le silence. Solène continua son classement, le front buté. Il tenta la persuation : On ne gâche pas une carrière naissante pour un couac dans une Partita. Beaucoup se contenteraient de votre deuxème place. Le philarmonique de Londres propose de vous engagez. Et vous, enfant trop gâtée, que faites-vous ? Vous plantez tout ! Solène consentit à répondre la gorge nouée : J’ai besoin de temps, Arthur. Je ne suis plus certaine de ma vocation. Je doute de moi, de ces choix qui se sont imposés, qu’on m’a imposés, sans que j’ai vraiment eu mon mot à dire. Il la coupa sèchement : Du temps, Marais, vous n’en avez pas. Si vous vous arrêtez maintenant, on vous oubliera. Votre carrière débute et vous y mettez fin par un caprice, sur un coup de blues. Vous faites une énorme erreur. Elle ne voulait pas l'entendre. Toutes les fibres de sa chair, les atomes de son esprit savaient qu’il avait raison. Mais, elle était fatiguée. Trop de pression, jamais une minute pour se distraire, toujours protéger ses mains. Ne jamais pouvoir faire comme tout le monde, jardiner, cuisiner, bricoler. Rien qui puisse risquer de lui abîmer un doigt. Son moral d’airain, qui n’était sous tendu que par la victoire, s’était effondré après Vienne. Elle se sentait couler comme une vieille barge rongée, alors les remontrances d’Arthur Stein coulaient avec elle tout au fond d’un lac envasé dans lequelle elle était prête à ensevelir sa « carrière » comme il disait. Le vieux monsieur d’habitude si calme se fâcha : Osez me regardez en face et me dire qu’il y a dans votre vie autre chose de plus important que le violon ? Allons un peu de courage Marais ! Solène blêmit et supplia : J’ai besoin de temps, six mois, un an sans concert, sans ce stress, après je prendrai une décision. Stein reboutonna son pardessus à col de fourrure. Il pensa avec la misogynie des hommes de son époque que c’était bien une réaction féminine, il n’était pas loin de la qualifier d’hystérique. Il lâcha : Un mois, je vous donne un mois pas davantage. Après tout entre nous sera rompuIl tourna les talons et remonta en boitant jusqu’aux portes à double battants qui donnaient sur le foyer.
Il avait été dur, cassant, sans aucune pitié pour la jeunesse de Solène. Avait-il conscience alors de la détruire ? De faire l’inverse de ce que commandait le bon sens ?

Round 29/48 écrit le lundi 20 avril 2015

153 mots | 953 signes

Chapitre 4 (1- suite)

La jeune fille, encombrée de son carton et de son étui à violon, sortit dans l’atmosphère sombre du dehors. Les guirlandes de Noël allumées entre les réverbères de la rue de Rome ne parvenaient pas à l'égayer. Sur le trottoir, en face du Conservatoire, deux hommes, qui ne se connaissaient pas, l'attendaient en piétinant pour se réchauffer. Un grand échalat blond hirsuite, en costume de velours côtelé et un géant brun aux yeux de caramel roux. Chris, l’artiste peintre décontracté et Thomas le fils de famille égocentrique aux intonations de soie froissée. De Thomas, Solène ne savait rien ou presque. Ils ne s'étaient vus que deux fois, quelques minutes. La seconde datait de la veille. Et hier, ses manières de mâle trop courtois, enrobant et mielleusement perfide, lui avaient vraiment déplu. Chris lui, était un genre de chien perdu sans collier qui avait chamboulé la vie de Solène.

Round 30/48 écrit le mercredi 22 avril 2015

839 mots | 5513 signes

2

C’est l’hiver précédent, près de l’église Saint-Germain-des-Prés, qu’elle avait abordé Chris. Le jeune homme avait accroché des tableaux hyperéalistes aux grilles vertes devant la haie de troènes ratatinés par le gel. Mal couvert, il tremblait derrière sa casquette retournée en attendant que tombât une improbable aumône. Le boulevard Saint-Germain était ce soir-là parfaitement désert et il fallait être plus que naïf pour croire qu’une bonne fortune se présenterait. Prise de pitié, elle l’avait persuadé de décrocher ses tableaux, sans y prendre part, afin de ne pas égratigner ses précieuses mains. Ensuite, ils étaient allés à la Rhumerie, où ils s’étaient réchauffés devant un grog. — Merci, tu viens de me sauvez de la pneumonie. Je m’appelle… euh… Müller. Müller, n’est-ce pas résolument germanique ? Kristoffer Müller. On m’appelle Kristo. Les Français disent Chris, en retroussant bien les lèvres afin d’allonger les premièrs consonnes. Il parlait un français impeccable avec une pointe d’accent d’outre Rhin. — Moi, c’est Solène. Solène Marais. Marais, marécage… un nom qui sent la vase et l’enlisement. Devant son air surpris, elle ajouta, Ne fais pas attention à ce que je dis, mon père raconte à qui veut l’entendre que je suis un peu folle. Tu es peintre ? — Et toi perspicace… comme ça qu’on dit ? Chris était léger, au sens propre comme au figuré. Une sorte d’archange dégingandé. Un timbre de voix clair que Solène compara aux flûtes traversières. Ils échangèrent leurs numéros de téléphone.

Solène partit donner des concerts en Europe du Nord. Des brumes de Bruxelles, aux frimas d’Oslo en passant par Amsterdam, Utrecht et Copenhague. Chris continua de hanter avec sa peinture les boulevards de Paris blancs de givre. Ils se revirent au début du printemps. Flirtèrent sur les bancs de tous les jardins publics, échangeant caresses et baisers sous des pluies de pétales que vent emportait. Puis, en mai, Chris partit à son tour, laissant Solène dans une insurrection à laquelle elle ne participât que par solidarité avec sa petite sœur, Morgane, devenue l’égérie des comités lycéens. En juin, le conservatoire rouvrit, les concerts reprirent après la parenthèse d’un mois de chaos et d’errance. Sans nouvelle de Chris, Solène se crût oubliée. Elle se consola dans la musique qui effaçait tout, son éternel refuge contre les misères de la vraie vie. On lui fit, en Juillet, un triomphe à Berlin pour son jeu des impossibles Etudes Freeman de John Cage. Chris lui fit la surprise de venir l’applaudir, avec sa demi-soeur, Ingrid. Ils repartirent tous les trois pour Paris. Chris s’installa dans le l’appartement d’Ingrid, boulevard de Villiers. Solène ne chercha pas à savoir d’où cette furie blonde tirait son argent, ni même à comprendre comment elle avait pu laisser son frère dans le dénuement où elle l’avait découvert durant l’hiver. Une amie d’Ingrid, autre héroïne wagnérienne, offrit à Chris sa première exposition qui fut… un désastre. Mais, ni l’échec ni la réussite ne semblaient avoir prise sur lui. Tout glissait sur sa peau de lait. Il était un elfe clair qui aimait la liberté et entrainaît Solène dans des endroits maléfiques. Elle répétait moins, buvait trop et ne dormait pas assez. En novembre, Chris disparut de nouveau, emporté par on ne sait quelle fée. Solène refusait de se croire amoureuse, ce qui ne l’empêchait pas de se ronger les ongles et les sangs. Impossible de se concentrer sur son violon. Pire, pour la première fois depuis qu’elle avait touché un archet, elle commençait à le haïr.

C’est inquiète et mal préparée, qu’elle était arrivée à Vienne. Durant le récital elle était ailleurs, perdue dans les brumes de l’amour contrarié. Qu’elle ait obtenu une deuxième place tenait du miracle alors qu’elle la reçût comme une gifle. Chris était à l’origine de sa chute, à cause de cela elle le détesta, ou cût le détester ce qui revenait au même. Elle lui téléphona un rapide et froid message : Tout est fini. L’acquiesement résigné de Chris lui causa une blessure d’amour-propre presque aussi profonde que celle de sa contre performance viennoise. À présent, elle voulait quitter Paris. Se retirer dans un endroit où elle ne serait plus la Marais, un phénomène de foire, exhibé par des chefs d’orchestre ambitieux, attaché éternellement par un licol à son pupitre.

Elle désirait être seulement une fille de son temps. Travailler de ses mains à quelque chose d’utile. Faire pousser des arbres, récolter des fruits, élever des bêtes… La musique était une futilité, la peinture pareillement. Des occupations de parasites. Les maoïstes avaient raison, Morgane ne cessait de lui répéter que les intellectuels ne servaient à rien. Que l’art d’élite était une offense aux masses laborieuses. Tenter d’expliquer cela à Arthur Stein ? Inutile, il n’aurait pas compris. Il ne vivait pas du même côté du monde. D’ailleurs, ce n’était pas la vraie raison de sa renonciation car Solène ne s’intéressait pas à la politque. Elle prenait dans les courants d’idées qui traversaient le monde à cette époque ce qui l’arrangeait. Et à ce moment-là, elle voulait faire une pause parce qu’elle ne supportait pas l’humiliation d’avoir failli.

Round 31/48 écrit le mercredi 29 avril 2015

591 mots | 3831 signes

CHAPITRE 4 (suite)

3

Ils furent deux à s’empresser vers Solène, glissant entre les automobiles pareils à des truites chassant en eaux profondes. Les voyant fondre ainsi sur elle, elle eut envie de fuir mais demeura clouée sur place autant par surprise que par abandon. Après des années de combativité, le renoncement était devenu, depuis quelques jours, son refuge. Face à ces deux hommes empressés, elle sentit le sang lui monter au visage. Elle ignora la main que Thomas lui tendit. Se laissa embrasser par Chris sans lui rendre son baiser. Après quoi, elle fit les présentations.
La situation était embarassante pour eux. L’un et l’autre étaient venus chercher Solène sans la prévenir ; chacun ignorait la raison de la présence de l’autre. Tout au plus pouvaient-ils l’imaginer. Thomas, pragmatique, réfléchissait à la meilleure manière de tirer son épingle du jeu. Quant à Chris, il attendait que Solène décidât de son sort. Son regard parlait avec plus d’éloquence que des mots et, si elle eût bien voulu le voir, elle y aurait lu une déclaration d’amour. Finalement, pensa-t-elle, ce doublé est une aubaine, car elle ne souhaitait être en tête-à-tête avec aucun de ces deux-là qui attendaient, muets, son bon vouloir.

Le froid de l’hiver n’était guère propice à s’attarder en plein vent, Thomas proposa d’aller se réfugier dans un café. Ils marchèrent dans l’étroit espace de la bande du trottoir, se faufilant dans la cohue des passants pressés, se dépassant, se frôlant. Thomas et Chris surveillaient la silhouette de Solène, décidés à ne pas la perdre. Cette poursuite procurait à Thomas le plaisir intense de pister une femme qu’il convoitait et ne voulait pas laisser échapper. Elle marchait vite, espérant les distancer, tout en sachant qu’elle ne pourrait pas s’esquiver. Lasse et transie, elle entra dans un bistrot embué du boulevard Haussman. Elle s’avança vers le bar, mais Thomas la prenant par le bras l’entraîna sans se préoccuper de Chris. — Allons plutôt dans la salle du fond, nous serons plus tranquilles pour parler. Epuisée, elle se laissa guider, enveloppée par le voile soyeux du timbre de Thomas. Ils s’assissent dans de profond fauteuils autour d’un guéridon. Chris sortit son paquet de cigarettes blondes, le tendit à Thomas qui alluma sa cigarette à son briquet Dupont. La fumée bleutée masqua un instant les visages des deux garçons. Solène s’était recroquevillée au fond du fauteuil et avait fermé les yeux. — Vous devriez enlever votre bonnet et votre manteau, sinon vous prendrez froid en sortant. Elle exécuta les gestes suggérés par Thomas. Le miel de sa voix contrastait avec la dureté de celle de Stein. Ce qu’elle avait détesté l’avant-veille — ce côté doucereux — était aujourd’hui comme un baume apaisant sur ses blessures.
Elle remarqua la nouvelle canadienne de Chris qui saisit son regard et précisa : — Le cadeau d’une amie pour mon anniversaire. — Une amie proche alors… c’est un joli cadeau dit Thomas.
Constatant que sa remarque, comme il l’avait espéré, avait jeté un froid, il ajouta : — Et, quel âge avez-vous ? — Drei und zwanzig… Vingt et trois. — J’avais compris, répondit sèchement Thomas. Moi, vingt-cinq. Allez, on se dit tu !

Et les paroles s’éteignirent durablement dans un jeu de miroirs, de regards, d’évitement, de provocation, de suppliques. L’arrivée des consommations fit un instant diversion. Chris n’osait pas questionner Solène sur ses projets et, Thomas, se souvenant des conseils d’Alain, ne voulait rien brusquer. Le moment était au statu quo. Et c’est à leur insu, dans ce canevas de silences, que leurs destins se tissèrent.