CHAPITRE 2 (Complet)
Automne 1968 : Thomas ( 1er essai avec un narrateur observateur sans a priori extérieur à l'histoire)
La brise tiède de l’été chassée par le grand vent de l’automne avaient fini de disperser les tracts et les égarements. Tout s’était envolé. Demeuraient, par-ci par-là, quelques illusions un peu plus tenaces. Paris s’était recorseté en goudronnant ses rues. Les étudiants avaient retrouvé le chemin des facultés ; les ouvriers celui de l’usine. Il y avait bien quelques trostkystes qui s’agitaient encore en vaines diatribes anti-maoïstes, qui brûlaient symboliquement, en ce mois de novembre, la toute jeune Cause du Peuple dans de petits autodafés de bistrot. Presque tout avait repris sa place, mais rien n’était plus comme avant. Avant les slogans, les Interdits d’interdire et Sous les pavés la plage. Les cravates avaient disparues, les chemises s’étaient ouvertes. La société française par la grâce du mois de mai s’était décomplexée d’un coup. L’étroitesse d’esprit dans laquelle se confinait la génération de l’après-guerre avait volé en éclat. La jeunesse s’était découvert un sexe avide de plaisir et n’entendait pas s’arrêter de baiser parce que de Gaulle avait repris les rênes de la France. Non, décidément, rien n’était plus comme avant.
En cette fin d’après-midi resserrée au creux une brume triste, Thomas était assis dans une brasserie de Montparnasse où il avait ses habitudes. Il attendait une fille qui était en retard. Il venait de finir son quatrième café. Le garçon repartit à la charge, Je vous en sert un autre ? Il n’osa pas refuser, certain de ne pas fermer l’œil de la nuit, surtout si, comme il l’espèrait, il parvenait à attirer chez lui la retardataire. Il la connaissait à peine, ne la trouvait pas particulièrement attirante mais s’en était toqué parce qu’elle lui avait envoyé des signes. Des regards par en-dessous, puis par-desssus, se risquant jusqu’à l’aborder les yeux pleins de lui. Thomas avait une faiblesse : le besoin d’être remarqué, élu, distingué comme unique parmi les autres. Cela dénotait une déformation égotique qu’il n’avait jamais cherché à gommer. Il ne pouvait tomber amoureux que d’admiratrices. Il se plaisait tel quel et se savait aimable à qui ne s’attardait à pas à le fréquenter. Il était l’homme des premières minutes. Ensuite, il inquiétait. À Sciences Po., ses condisciples selon les clans l’avait surnommé : Moi-Je ou Tire-les-ficelles. Il le savait et s’en contre-foutait. Il était diplômé depuis septembre et il les emmerdait tous. Il se donnait un an pour réussir. Disons deux pour décrocher le bon poste et y commencer une brillante carrière d’homme de l’ombre.
Il se mit à réfléchir à ce qu’il dirait à la fille de sa voix d’étoffe froissée. Il lui soufflerait les mots qu’elle espérait entendre. Des banalités sur sa chevelure, son sourire, sa façon de boire ou de cligner des yeux. Sa voix chaude et basse opérait des miracles sur les femmes mariées ou les très jeunes filles. Las de consulter sa montre, Thomas reporta son attention sur les passants qui ne s’attardaient pas sur les trottoirs, emportés dans les tourbillons de feuilles mortes. Il se laissait griser par ce ballet d’existences inconnues. Ces petits destins ordinaires le fascinaient. Il aurait aimé savoir les mettre en mots avec posésie, comme son ami Alain. Au moment précis où il l’évoquait, Alain se matérialisa sur le trottoir, accompagné d’une très grande fille en duffle-coat. Thomas eut la sensation de l’avoir déjà croisée.
Il se précipita à l’extérieur, poussa la voix couvrant le raffût du vent et des autos. Alain et sa compagne se retournèrent et vinrent le saluer. Thomas les pria de se joindre à lui et regagna sa table. Cette fille se révéla merveilleusement proportionnée lorsqu’elle eût ôté son manteau informe. Elle retira son écharpe et son bonnet à pompons libérant une chevelure longue et lisse. Il était certain à présent de lui avoir déjà parlé. Mais où ? Il craignait de faire un impair, d’autant plus qu’il la trouvait intéressante. Brune aux yeux verts, la bouche charnue, un peu grande, des dents de lait. Une bouche de salope, pensa-t-il en sentant le désir gonfler son pantalon. Il pria la Providence - à laquelle il ne croyait guère - pour que l’autre fille ne se pointe pas. Il dissimula sa concupiscence sous un sourire séraphique et s’obligea à regarder ailleurs.
Alain de son côté emmaillotait sa voisine d’une tendresse dont la retenue prouvait qu’ils n’étaient pas amants. Il émanait d’elle une grâce adolescente augmentée par la gêne qui naissait de leurs silences. Elle tournait lentement la cuillère dans son expresso sans sucre, absorbée dans la contemplation de la mousse crèmeuse. Le silence se prologeait dangereusement. Thomas jugea bon de le rompre. De tendre vers elle un fil, usant du regard et de la voix. Il me semble, sussura-t-il, mais je peux me tromper, il me semble que nous nous sommes déjà rencontrés. La belle répondit sans cesser de dissoudre le sucre absent : Oui, je m’en souviens, c’était au Quartier Latin. On s’étaient parlé entre deux charges de CRS. J’ignorai que vous connaissiez avec Alain. L’image de leur première entrevue revint à Thomas. Il la ressitua parmi ces gauchistes excités, revit le chemisier à fleurs, le foulard rouge et se souvint de son prénom cocasse. Il répondit en jouant sur le rire : Oui, parfaitement, vous êtes Solfège ! Elle se rembrunit. Il la trouva moins attrayante lorsqu’elle ne souriait pas. Elle crut à une incompréhension et rectifia : Pas Solfège, Solène. Solène Marais.
Solène est un prénom d’héroïne romantique, répondit-il. Permettez-moi de préférer Solfège… plus musical et surtout unique. Aucune des femmes que j’ai connues ne portait un petit nom aussi mélodieux. Jamais je ne vous appellerai autrement.
Les yeux de la jeune fille lancèrent des flammes. Elle s’abstint de lui demander s’il avait séduit beaucoup de Solène dans sa jeune vie de Dom Juan de bistrot. Si vous voulez, se contenta-t-elle de répondre, sans y mettre aucune courtoisie. Elle s’empourpra et ne trouva aucune parade. Furieuse de se sentir ébranlée par l’outrecuidance de Thomas, elle jeta quelques pièces dans la soucoupe et se leva. D’un geste vif, elle noua l’écharpe, enfonça son bonnet jusqu’aux yeux, mouilla un baiser sur la joue d’Alain en disant : Salut je t’appelle demain. Elle sortit sans accorder aucune attention à Thomas qui se sentit orphelin dès qu’elle eut passé la porte à tambour.
Tu l’as vexée, dit Alain, Je crains qu’elle ne te le pardonne pas. Son prénom, c’est sacré. Il lui vient d’une aieule déportée en Acadie. Et puis, le terme musical était mal choisi, mon vieux. Elle est violoniste. Une virtuose. Seulement, elle vient de se faire devancer dans un concours international à Vienne. Son orgueil démesuré ne se satisfait pas d’une deuxième place. Elle a l’intention de tout plaquer.
Thomas l’écoutait lui dresser un portrait de Solène qu’il ne désirait pas découvrir par son biais. Il gâchait tout en discourant avec ardeur sur sa fragilité, sa délicatesse d’artiste, sa sensibilité d’écorché, sa folie de la perfection. La nécessité de la ménager... Lui, l’habituel mutique se montrait intarissable, se comportant en imprésario amoureux. Pourquoi cet imbécile se haussait-il au rang « d’expert » des sentiments de Solène, de la vie de Solène. Thomas se mit à détester Alain. Cette aversion brouilla un instant l’amitié qu’il ressentait pour lui.
Alain était l’ami d’un ami. Leur rencontre remontait à l’hiver précédent au cours d’une partie de bowling à Bagnolet. Après, ils étaient allés boire un verre ensemble dans un nightclub rue des Saint-Pères. Thomas connaisssait le saxophoniste, la patronne et une partie des clients. En fait, Thomas connaissait tout le monde ce qui impressionna Alain. Quelques Bloody Mary plus tard, Thomas tenait un Alain fatigué sous son charme et s’égara à l’aimer parce qu’il se sentait supérieur. En effet, les deux compères suivaient des courants contraires. Alain était simple, gentil, effacé, modeste d’extraction et de tempérament. Parce que l’alcool avait dissous le vernis de sa réserve, il se confia à Thomas. Il alla jusqu’à lui dire qu’il avait soutenu un mémoire de DEA sur la linguistique acadienne et désirait s’inscrire en doctorat. En attendant, il effectuait des remplacements à l’Éducation nationale. En attendant quoi ? Qu’est-ce qui t’empêche de commencer ta thèse ? fut la réponse de son compagnon pour qui aucun problème ne semblait insoluble. L'embarras venait d’un directeur de thèse partit en retraite. Thomas balaya la difficulté d’un revers de la main.
Une semaine plus tard, grâce à des circuits personnels et souterrains, Thomas avait dégoté un professeur à Paris IV qui acceptait de diriger la thèse d’Alain. Celui-ci se retrouva en position d’obligé, ce qui modifia légèrement leurs rapports. Thomas se plaisait à faire sentir à Alain ce qu’il lui devait. Celui-ci, pour sa part, estimait l’avoir suffisamment remercié. Pourquoi devrait-il éternellement s’acquitter de ce que l’autre considérait comme une dette et lui comme un service. Leur barque pris de la gîte. Ils restèrent plusieurs mois sans se voir.
Thomas fut celui des deux qui fit le premier pas. L’admiration d’Alain lui manquait dans les périodes de désert amoureux. Leur relation repris avec régularité jusqu’à ce jour d’automne où la violoniste devint en quelques minutes l’obsession de Thomas.
Solène ignorait que toute résistance aiguillone les hommes à femmes. Elle pensait s’être débarrassé de Thomas en le plantant devant son expresso. Cela ne fit qu’augmenter son désir. Un immense besoin de conquête s’empara de lui. Il élabora une statégie d’assaut, à la manière d’une partie d’échecs. Un jeu dont naturellement il se voyait le meneur, sans penser un instant que cette fille se montrerait plus forte que lui et qu’à force de se croire sincère il finirait par le devenir.