Trois femmes et un bateau par kate

Campagne commencée le vendredi 27 janvier 2017

Rounds Mots Signes Temps
9/90 5296 33042 00:47:23

Round 1/90 écrit le vendredi 27 janvier 2017

454 mots | 3164 signes | 00:47:23

--- Je recommence tout à zéro ---- Donc premier chapitre----

Elle tremblait, ses doigts légèrement écartés au-dessus de la carcasse huileuse et vibrante du moteur. La coque en aluminium répercutait sa cadence régulière dans les aménagements du voilier. Les yeux rivés au petit monstre d'acier, Morgane se concentrait sur un geste héroïque : caresser le dragon pour l'apprivoiser.

Les poulies exécutaient leur travail, imperturbables. Deux courroies de caoutchouc entraînées dans une ronde interminable et monotone. Les rugissements de l’engin amplifiés par le confinement et les claquements brutaux des pistons impressionnaient Morgane. L'odeur d'hydrocarbures l'incommodait. A force de le regarder s'agiter sur ses embases de caoutchouc, improbable danseur disgracieux et menaçant, elle voyait tout trouble autour d’elle. Maintenant! Ensuite il serait trop chaud.

Elle posa la paume sur les caches-culbuteurs. Nerveuse, elle prit une grande inspiration pour se calmer. Puis elle souffla longuement. Le métal était à peine tiède. Elle s’enhardit, effleura une durite de caoutchouc du bout de l’index. Aucune réaction : le rythme des grondements n'avait pas varié d'un soupir. A l'évidence sa prouesse laissait la bête totalement indifférente. Brutalement le voilier pencha du côté du ponton, d'un mouvement si sec que la jeune femme manqua de perdre l'équilibre. Il se redressa aussitôt, à la manière d’un culbuto, et une masse sombre obstrua l’entrée du carré.

Une voix d'homme s'éleva au-dessus du vacarme mécanique: "J'ai connu une femme qui te ressemblait. Imprudente mais plutôt mignonne. Maintenant elle est chauve: scalpée par un moteur." Lui, c’était Gauvain, son compagnon, loueur de voilier. Un professionnel. Il s'y connaissait en réparations de toute nature: électricité, polyester, épissures. Morgane lui empruntait ses outils et son savoir-faire. Elle voulait tout apprendre, être en mesure de se débrouiller seule quelles que soient les conditions. Là où elle voulait aller, elle ne trouverait pas de dépanneur.

Avec une mauvaise foi crasse, elle répondit: "A cause de toi j'ai failli perdre une main! Tu pourrais prévenir avant de monter à bord!" Elle secoua ostensiblement sa longue chevelure châtain épargnée par les troupes de Sioux mécaniques qui arpentaient le port. Avant Gauvain quelques moniteurs de voile s’étaient échinés à la prévenir. Ses mèches libres l'exposaient à quelque rude repentir si l'une ou l'autre en venait à se prendre dans une poulie. Elle ne voulait rien entendre. Samson des temps modernes, âgée de 19 ans, elle se sentait immortelle.

Le vent se leva. Les drisses claquaient contre les mâts. Un troupeau de vaches invisible agitait d’innombrables cloches, les claquements de milles fouets s’abattant sur leurs dos. L'automne sévissait au-dessus de la Bretagne, égrenant ses tempêtes comme autant de fruits pourris dont le jus moite fouettait les visages et les épaules. Morgane referma le capot du moteur et remis en place le petit escalier qui s’y encastrait pour rejoindre l’extérieur.

Round 2/90 écrit le samedi 28 janvier 2017

871 mots | 5465 signes | 00:47:23

Au Val Sans Retour il faisait chaud. La bière coulait à flot, les marins d'opérette échangeaient les récits d'aventures lues dans les journaux, entendues à la radio, rapportées et déformées par la rumeur. A force d’histoires surréalistes, Morgane se demandait pourquoi la rade de Brest ne s'était pas dotée d'un monstre à l'égal de Nessie. Les Ecossais surpasseraient-ils les Bretons en matière d’hallucinations éthyliques?

Juchés sur leurs tabourets, les piliers du comptoir saluèrent le jeune couple. Parmi ces valeureux marins, Yvon, mécanicien à l’arsenal était le fournisseur officiel du ponton G, celui dont les bateaux étaient habités toute l’année. Yvon lui-même y vivait à bord de son voilier. Chaque week-end de beau temps, il sillonnait la mer d’Iroise entre la baie de Douarnenez et l’archipel de Molène. Son île préférée était Sein, au bout du Raz du même nom. «L’île de Sein est un quart de la France ! » aimait-il à répéter le verre à la main, avant de trinquer aux morts pour la France et au Général de Gaulle.

Contre une bouteille d'alcool, Yvon pouvait refaire n’importe quelle partie de moteur, n’importe quelle pièce d’accastillage. Plus exactement, il les faisait fondre par ses collègues. Nouvellement nommé Direction des Constructions Navales, le chantier militaire participait activement à la rénovation d’un nombre non négligeable de petits bateaux de plaisance, aux frais du contribuable. Fanchic, assis à sa droite, était plus discret malgré une imposante bedaine. Plus sobre également. Il ne buvait jamais le midi par exemple. Manutentionnaire, il grutait les bateaux sur le terre-plein et supervisait leur calage. Il s’y connaissait en huile, graisse, lubrifiants divers et variés. Passion qu’il arborait fièrement sur ses vêtements et ses ongles noirs de crasse.

« Ça y est ! J’ai terminé la liste des pièces de rechange ! leur lança Morgane en posant un calepin sur le bar. —Hopala ! Pas si vite gamine, fit Fanchic essuyant une trace de mousse sous son nez. Ta vidange! Tu y as pensé, à ta vidange? —Je l’ai déjà faite au moins trois fois ! protesta-t-elle. La première fois Yvon a dit que je n’avais pas choisi la bonne viscosité et que le moteur allait cafouiller. A la seconde Gauvain m’a expliqué comment faire pour ne pas en mettre partout et j’en ai oublié de refermer le bouchon sous le carter : tout a coulé dans la cale. Donc là, c’est la troisième vidange! — Ne pars JA-MAIS sans un bidon d’huile de secours. C’est la base ! expliqua Yvon avec emphase. Et même, dans ton cas j’en aurais pris deux. — Et l’inverseur ? poursuivit Fanchic. Tu as pensé à l’inverseur mignonne? — L’inverseur ? — La boîte de vitesse, quoi ! Tu l’as vidangé aussi, l’inverseur ? —Je ne sais même pas ce que c'est. —Il faut de l’huile SPE-CI-AL inverseur. C’est très dur à trouver, renchérit Yvon. Morgane lui adressa son plus beau sourire. — Même à l’arsenal? —Une bouteille de pastis et tu auras de l’huile pour inverseur de porte avion! dit-il, triomphant. Et si tu trouves du whisky, je te l'échange contre de la peinture anti-algue de sous-marin, cent pour cent téflon ! Garçon ? Deux kirs et un dem !»

Gauvain les rejoint après avoir fait le tour de ses nombreuses connaissances. Légèrement titubant, il avait déjà commencé à fêter le début du week-end. Yvon monopolisait la discussion. Il était très fier qu'un réalisateur de film publicitaire de la marine ait loué son bateau pour quelques prises de vues dans la rade. Le rafiot d’Yvon était pourtant quelconque: une coque d’une dizaine de mètres en plastique jauni. Mais le fait qu’il soit habité en permanence par son propriétaire ainsi que son nom énigmatique : « Gwin Ruz 47 », avaient séduit le cinéaste parisien en mal d’exotisme. « Gwin ruz: ça veut dire "vin rouge" en breton. Et 47, c’est l’année de ma naissance ! » braillait fièrement Yvon dès qu'on lui posait la question. Yvon était un film à lui tout seul.

Morgane se tourna vers Gauvain. Elle lui montra sa liste. Le jeune homme secoua sa tignasse bouclée dévoilant un regard à la dérive puis il se mit à rire bêtement. Le visage menaçant de son amie le calma un peu. Il fit un effort pour déchiffrer les lettres qui dansaient devant ses yeux. « Hopopop ! Tu n’as pas besoin d’autant de bazar! Ou il va te falloir un deuxième bateau rien que pour tout ranger. » La jeune femme hocha la tête un peu soulagée. Par prudence elle avait prévu un double de toutes les pièces importantes du bateau. Sa liste s'allongeait tous les jours. Sans parler du prix : tout ne se financerait pas en bouteilles de Pastis. En plus de l’entretien du moteur, il faudrait encore commander une grand-voile, de nouveaux matelas, des cordages neufs... Elle se demanda un instant combien sa mère avait prévu de dépenser : elles n’en avaient jamais parlé. Chassant rapidement ce détail inopportun de son esprit elle reporta son attention sur la faune nocturne. Le bar était plein, les clients également, et elle-même ne parvenait pas à finir son troisième kir. Traînant Gauvain à sa suite elle fendit la foule jusqu’à la sortie. Le lendemain sa mère devait lui remettre un chéquier pour faciliter ses menus achats. Mélusine allait encore être jalouse.

Round 3/90 écrit le dimanche 29 janvier 2017

1141 mots | 6954 signes | 00:47:23

Le sifflement du tube cathodique informa Morgane de la présence de Mélusine. Refermant bruyamment la porte d'entrée, Morgane grimpa la volée de marche qui menait à la partie habitée de la maison maternelle. Un fumet délicieux lui chatouilla les narines: poulet au citron vert devina t-elle, se réjouissant par avance.

"Hello? Y a quelqu'un? Je suis lààààà!"
La voix d'Antoine de Caunes s'éleva aussitôt en réponse: "Vas-y pine d'huître! On t'écoute!"
Agacée, elle ouvrit brutalement la porte du salon. Une abondante chevelure blonde tapissait un accoudoir du canapé dans lequel Mélusine, étendue de toute la longueur de son mince et interminable corps d'adolescente se livrait à son activité favorite.

"Encore devant la télé! Tu ne sais rien faire d'autre?
- D'abord tu pourrais dire bonjour! répondit Mélusine du tac au tac.
- Bon-jour Mé-lu-si-neu. Peux-tu baisser le son, s'il te plait? On ne s'entend pas dans cette maison!
- Je te rappelle que tu n'habites plus ici. Je fais ce que je veux.
- Maman est là?
- Bonjour madame! reprit le présentateur, déguisé en boy scout, Moi c'est Ouin-Ouin!
- BAISSE LE SON!
- Madame, hier je t'ai vu à la télé et ce n'était pas comme dans Zorro... continua Pîne d'huitre.

La voix de leur mère s’éleva joyeusement depuis la cuisine.
- Les fiiiiilles? Morgaaane? Tu es arrivéééée? Vous venez mangeeeeeer?
Abandonnant le champ de bataille, les deux sœurs la rejoignirent. Les coudes sur la table, le menton dans les mains, Mélusine revendiquait sa mauvaise humeur. Morgane, goguenarde, la narguait.
– Mais, enfin, Mélusine? A part la télévision, qu'est-ce qui compte dans ta vie?
– Morgane! coupa Viviane excédée. Je ne vois pas comment nous pourrons former un équipage si vous passez votre temps à vous disputer.
Jolie femme d'une quarantaine d'année, Viviane portait des lunettes aux montures finement travaillées qui accentuaient l'intensité de son regard vert. A cet instant, il était plutôt réprobateur.
Morgane baissa la tête : elle avait oublié ses prérogatives de capitaine au long cours. Se redressant sur sa chaise, elle fronça les sourcils cherchant quelque répartie propre à rétablir sa réputation. Avant qu'elle n'ait ouvert la bouche, Mélusine les entreprit vivement:
– Votre projet, c'est du grand n'importe quoi! On va mourir toutes les trois!
– Bravo, quel optimisme! lui reprocha Morgane en écartant les narines.
– Perceval est un solide voilier, assura Viviane d'un ton conciliant, il a déjà fait un tour de l'Atlantique avec ses précédents propriétaires. Tu n'as pas à t'inquiéter.
– Ce n'est pas le bateau qui m'inquiète, c'est Morgane!
– Merci, répondit le skipper en herbe, visiblement vexée. Je te rappelle quand même que je suis monitrice de voile, que j'ai traversé le golfe de Gascogne, la Manche et la mer d'Irlande avec l'Ecole des Valeureux Marsouins!
– Florence Arthaud ? Enfoncée! répliqua Mélusine d'un ton mordant. Voici venir Morgane, chevalière des mers… ou de sa mère?
– Tu es jalouse? demanda Morgane
– Non. Je tiens à la vie, c'est tout.
– Perceval est indestructible. L'aluminium, c'est du costaud, martela la jeune femme.
– Et si quelqu'un tombe à l'eau? Il fait quoi ton Perceval? On siffle et il accourt?
– On fait une manœuvre d'homme à la mer, ce n'est pas compliqué. répondit Morgane avec une assurance totalement feinte, Je te montrerai.
– Bonne idée! enchaîna Viviane, Il faut qu'on s'entraîne. Quand Perceval sera-t-il prêt à naviguer?

Morgane fouilla dans le petit sac à dos qu’elle avait suspendu au montant de sa chaise. Elle en sortit son calepin.
"J’ai fait un inventaire de tout ce qu’il reste à préparer, et la liste du matériel qui manque. "
Elle le tendit à Viviane. Cette dernière le parcourut lentement sans mot dire. Quand elle eut fini, elle leva la tête et demanda :
"Tu as demandé des devis pour tout ceci ?
– Oui, mais le voilier n’est pas encore venu prendre les mesures. Par contre j’ai souvent besoin d’acheter des petites choses dans les commerces du port : du scotch d’électricien, de la visserie, du mastic d’étanchéité. Ce serait plus facile si nous avions un compte chez un shiplandler que tu règlerais à la fin du mois.
– Tu vas ruiner Maman avec tous tes boulons ! protesta Mélusine.
Viviane secoua la tête, sans dire ce qu'elle pensait. Momentanément regonflé, son brushing lui donna un petit air conquérant.
– D’accord, répondit-elle d'une voix posée. J’ai également ouvert un compte à la banque spécialement pour le bateau. Tu auras la signature des chèques. Je te fais confiance, mais n’abuse pas tout de même.
– Je peux avoir une augmentation d’argent de poche ? Insista Mélusine avec un sourire narquois. J’ai des travaux à faire dans ma chambre.
– Vous ne m’avez même pas dit si vous aimiez mon poulet ! Se plaignit la cuisinière pour faire diversion.
- Dé-li-cieux ! répondirent les deux sœurs d’une seule voix. »
Elles tendirent leurs assiettes vers le plat, momentanément unies par l’appel du ventre.

Au dessert, Morgane relança la conversation.
– Pour le parcours, j’ai pensé que nous pourrions faire quelque chose de plus excitant qu’une simple virée en Espagne…
– Excitant ? Tu trouves cela excitant ! coupa Mélusine.
– Pour nous faire rêver un peu, j’ai apporté une carte de l’Atlantique Nord. Pousse les assiettes Mélusine, je vais vous montrer ça.
– Tu parles d’un cauchemar, pffff, soupira l’adolescente tout en débarrassant la table.
Morgane déploya la carte sur la table.

– Alors voilà : nous, on est là, expliqua-t-elle en posant le doigt sur la pointe ouest de la Bretagne. En deux mois d’été, j’ai calculé que sans nous dépêcher, nous pourrions descendre comme prévu en Galice, longer la côte jusqu’à Lisbonne et de là… accrochez-vous bien ! »
Son doigt quitta brutalement la capitale portugaise, cap au sud-ouest, et rejoignit l’île de Madère mille kilomètres plus loin.
« Il n’y a que 500 milles nautiques, à peine quatre jours de navigation. Et après on remonte direct jusqu’à Brest, si le vent le veut bien, sinon rien ne nous empêche de revenir sur le nord-ouest de l’Espagne avant de retraverser le Golfe de Gascogne. Cool, non ? »

Viviane contemplait la carte avec mélancolie. Elle ne dit pas ce à quoi elle pensait. Simplement, elle leva des verres embués tour à tour vers chacune des filles. Toute à son émotion elle ne remarqua pas le visage fermé de la plus jeune, et dans un souffle elle lâcha : « Votre père aurait adoré. Ce sera une très belle aventure. »
La porte de la cuisine claqua bruyamment. Mélusine venait de quitter la pièce.

Round 4/90 écrit le lundi 30 janvier 2017

738 mots | 4614 signes | 00:47:23

Dans les mois qui suivirent Morgane apprit encore à purger les circuits du moteur diesel, changer ses filtres, surveiller ses rouets, tendre ses courroies. La bête était à peu près domptée, à la mesure des tours qu’elle attendait d’elle. Mais jamais elle ne parvint à l’aimer vraiment.
Son truc, c’était l’électricité.
« Le point faible de l’aluminium en construction navale est l’électrolyse. » Voilà ce qu’elle pouvait lire dans les journaux des constructeurs amateurs. Des récits de naufrages : une soudure qui cède entre deux bordés au fond du bateau, une pièce de monnaie oubliée dans les fonds qui ronge insidieusement la coque par réaction entre les alliages, des winchs en bronze dévorant lentement leur assise, des fuites provenant des batteries… autant de pièges sournois où comme l’alcool tue lentement, la gangrène électrolytique devait circuler et se fixer sur tel point ignoré de la structure jusqu’à la perforer. En prévention de l’épidémie Morgane décida de refaire l’intégralité du circuit électrique du bateau. Rien à voir cependant avec le danger que représentait Viviane armée d’une perceuse électrique. Un après-midi (le matin Morgane dormait), elle se présenta à bord, décidée à se mettre au travail. Elle lui demanda très enjouée :
– Par quoi commence-t-on ?
– Il faut faire les choses dans l’ordre expliqua Morgane avec sérieux. Il y en a encore beaucoup, je ne veux rien oublier.
– Bonne idée, mais j’ai vraiment envie de crocher dedans tout de suite. Où en sont les filets, euh… tu sais ces bâches qui doivent nous empêcher de tomber des couchettes quand ça penche trop ?
– Quand ça gîte, corrigea Morgane. Le voilier les a apportées hier. Deux toiles anti-roulis. Elles sont dans la cabine avant avec les pontets et la garcette. – Les pontets ? La garcette ?
Pédagogue, elle prit le matériel dans l’intention de le lui détailler pièce par pièce.
– Regarde Maman : les pontets ce sont ces petits arcs en inox. Tu marques l’emplacement des trous avant de…
– Bien sûr, j’ai compris ! Et la petite corde jaune et mauve, toute fine, c’est bien la garcette ?
– Oui…acquiesça la fille sans conviction.
– Alors ne perdons pas de temps, je vais poser tout cela, ça me fait tellement plaisir de travailler sur mon bateau.
– Si tu veux. La perceuse est rangée sous la table à carte.
Viviane rampa lestement dans la couchette de quart à l’arrière du bateau et en extirpa la boîte toute neuve estampillée « Bosch ». Puis elle demanda encore les mèches, la rallonge et des vis. Elle brandissait l’engin avec enthousiasme cherchant le point idéal où fixer les pontets.
Soudain l’évidence ! Elle suspendit ses gestes quelques secondes, se concentra en plissant les lèvres. Puis elle plongea, mèche en avant, visant directement sur la coque bien en-dessous de la ligne de flottaison.
- Je perce ici, comme cela on verra moins les vis. L’inox sur l’aluminium, ça fait du gris sur du gris, c’est plus discret.
Morgane la retint cependant de couler son propre vaisseau. Moment fondateur où sa mère décida, à tort ou à raison, de lui faire définitivement confiance et de se retirer.
Dès lors ses études de médecine connurent un net déclin. L’étudiante consacra l’hiver à refaire l’électricité du bord et à installer divers rangements et pièces d’accastillage.
La table à carte qui surplombait de son demi-mètre carré l’entrée de la couchette cercueil logée sous le cockpit en réservait l’accès à un contorsionniste. Pour améliorer la situation, elle résolu de la rendre amovible, inventant un système complexe de charnières et de glissières qui lui pris un temps considérable.
Electricienne, mécanicienne, menuisier et accastilleur en herbe, la jeune aventurière ne doutait pas que chaque problème nouveau se présentant à sa perspicacité eut une solution. Heureusement, dans les bars du port échouaient suffisamment d’ouvriers dont les compétences cumulées auraient suffi à la reconstruction de l’Atlantis du capitaine Albator.
Pour l’heure pas de pavillon noir intersidéral sur le dos de Perceval, mais un soir, elle parvint tout de même à allumer en tête de mât un feu de route tricolore, suffisamment puissant pour que ses conseillers techniques puissent le voir et applaudir depuis leur comptoir en surplomb de la marina. Elle aurait dû en être fière. En réalité une boule d’angoisse se noua dans son estomac.

Round 5/90 écrit le mercredi 1 février 2017

475 mots | 2884 signes | 00:47:23

La peur. Voilà, ça recommençait. Sous ses airs assurés, elle n’en était jamais tout à fait débarrassée.
Ses premiers bords avaient été catastrophiques.
Elle habitait en pleine campagne sarthoise, au pays des sorciers et des rillettes. Un petit paradis forestier où de jeunes couples avaient bâti en quelques années un lotissement aéré. Les enfants y chevauchaient leurs vélos sans autre crainte que celle de se voir arraisonnés par des hordes d'Indiens encore plus féroces que ceux du port du Moulin Blanc. Les combats faisaient rage, et même si la fabrication au couteau d'arc, de flèches et de lances faisait plus de blessés que leur usage guerrier, ils étaient les gosses les plus heureux et les plus libres, après l'école, de tout l'Arizona.
Jusqu'à ce que son père décide de faire de Morgane une navigatrice émérite. Elle avait tout juste 9 ans quand il se mit en tête de lui offrir un superbe "Optimist" en polyester. Sûrement voulait-il le meilleur pour sa fille. Ce petit dériveur pour enfants était une référence en matière d'école de voile. Au bout du lotissement, un petit lac bordé de feuillus offrait un terrain propice à sa formation. Le "Requin", baptisé par ses soins, y était remorqué par ceux de son père, et elle n'avait plus qu'à sauter dans le baquet de plastique pour voguer vers de terribles tempêtes.
Elle n'y comprenait rien. Le vent tournoyait entre les arbres. La petite voile de son féroce galion suivait le mouvement, passait d'un bord à l'autre et la gratifiait au passage de méchants coups de bôme sur la tête. Le long de la rive courrait son père, les bras levés, hurlant d'obscures consignes. Contre toute logique terrestre, quand l'enfant osait prendre la barre, elle constatait avec désarroi que le bateau faisait le contraire de ce qu’elle espérait. Si elle poussait la barre à droite, il partait à gauche, et inversement. Plus tard elle n'en ferait plus autant d'histoire, mais pour l'heure ce comportement étrange ne faisait qu'ajouter à son angoisse. Parfois à sa grande joie, le Requin la ramenait de lui-même à la rive. Mais son père, tel un diable sorti de sa boîte surgissait illico et parvenait toujours à repousser le voilier vers le milieu de l'étang avant qu’elle n’ait eu le temps de s'échapper. Son avenir de marin lui paraissait des plus incertains. Son père par contre ne doutait pas. Jamais.
Au fil du temps elle s’habitua à la peur comme on s’habitue à une douleur chronique, à la pluie, aux disputes des parents et aux aboiements du chien du voisin. Elle ignorait alors que sa mère et son père rêvaient de partir autour du monde à la voile. Un rêve inaccompli qui allait la poursuivre singulièrement. L'Optimist n'était qu'une mise en bouche. De l'étang à l'océan, elle allait découvrir le goût et la morsure du sel.

Round 6/90 écrit le jeudi 2 février 2017

603 mots | 3853 signes | 00:47:23

Il y eût quelques tentatives. Deux fois ils louèrent ce petit Sangria, voilier au nom apéritif, dans les parages du Golfe du Morbihan. Houat, Hoedic, Belle-île, autant d'îles, autant de traversées fantastiques peuplées d'incidents inquiétants et loufoques. Le sens marin de son père défiait sans cesse les règles de la navigation. Il ignorait les marées, les balises et les rochers. La clémence des éléments les préserva probablement de grandes catastrophes. La gentillesse des insulaires les tira de quelques mauvais pas ridicules.
L’insouciance enfantine des deux sœurs effaçait vite ces moments de terreur. Assises à l'étrave, serrées l'une contre l'autre, les jambes pendant au-dessus des vagues, elles chantaient. Au rythme du clapot et de la publicité: "Tampon Jex! Tampon Jex! Ça récure, ça dégraisse, ça fait briller sans rayer!" Le type même de comptine qui faisait tout oublier. La vie était belle, le soleil brillait, l'eau était tiède, papa à la barre était de bonne humeur. Ensuite les ennuis revenaient. Traîtresse, la mer leur jouait des tours, plaçant des bancs de sable sous la quille alors qu’ils voguaient innocemment à pleine vitesse. Le père devenait glacial, ses traits se durcissaient, il se mettait à crier des ordres que nulle n'aurait osé contester. Pour le déséchouer, il fallait faire pencher le bateau d'un côté en déplaçant tous les poids du même côté. S’asseoir bien au bord, au risque de tomber à l'eau. L'horrible sensation que tout allait basculer d'un coup et les précipiter au fond! Lui qui paraissait si grand, sautait dans l'océan sans prévenir, les abandonnant lâchement. En réalité il avait pied. Hercule aux bras puissants, il poussait l'étrave, ramenant le pauvre esquif vers des eaux plus profondes. Et miracle on flottait!

Les joues trempées de larmes, encore tremblantes d'effroi, elles regardaient, incrédules, l'être surnaturel qui leur tenait lieu de père. Le soir, au port, à l'âge de 6 et 9 ans elles s’endormaient avec le sentiment d'avoir vécu. Un autre épisode leur montra que leur père ne négociait pas avec la nature : il forçait le passage. L’entrée du petit port de Hoëdic était balisée par une tourelle rouge édifiée sur un rocher. Le code de la mer stipule que les navires laissent les marques rouges à leur gauche en entrant au port. Mais ce n’était pas valable pour le père de Morgane. Il avait un passe-droit. Du moins devait-il en être persuadé.
Quoiqu’il en soit, la quille du pauvre Sangria se coinça entre le rocher de la tourelle, à sa droite, et le quai qui surplombait l’embouchure du port. La mer descendait, il fallait agir vite avant que l’échouage ne soit définitif. Le petit voilier n’était pas conçu pour supporter un tel traitement.
Acrobates improvisés, de jeunes gens qui se promenaient sur le môle s’élancèrent dans le vide pour se poser sur les barres de flèches à mi-hauteur du mat. Deux singes de mer providentiels qui l’un en face de l’autre, firent balancier, entraînant la coque dans leur mouvement. En-dessous, le moteur poussait de toutes ses maigres forces pour extirper son capitaine de sa prison de granit. Quelques craquement plus tard, la petite famille s’amarrait sans honte au ponton réservé aux visiteurs. On n’était plus à une fortune de mer près.

Rien d’étonnant donc à ce que Morgane ne se réjouisse pas tant de l’avancée des travaux. Perceval était prêt naviguer. Avant d’embarquer Viviane et Mélusine, un galop d’essai s’imposait. Morgane ravala son anxiété. Pâques s’annonçait, le printemps également, mais les clients ne se précipitaient pas encore pour louer les bateaux. Gauvain posa une semaine de congé et le jeune couple décida d’aller boire une bière à Plymouth.

Round 7/90 écrit le dimanche 12 février 2017

297 mots | 1870 signes | 00:47:23

Après un rapide avitaillement : pâtes, crêpes, pâté du mataf et vin rouge, ils sautèrent dans leurs cirés. La manche était peu agitée, le vent de nord-ouest un peu froid. Gauvain travaillait dehors toute l’année, son corps était habitué aux conditions hivernales. Morgane frissonnait : malgré les vêtements polaires et un épais ciré elle ne parvenait pas à se réchauffer.
« Tu veux un thé Bébounette ? lui proposa-t-il gentiment. » Il alluma le réchaud qui se balançait sur ses cardans à l’entrée de la cabine. La bouilloire ne tarda pas à siffler.
Un peu vaseuse, Morgane fixa l’horizon devant elle. Pour mieux conjurer le mal de mer elle débrancha le pilote électrique et pris la barre.
Autour d’eux des chalutiers manœuvraient, des nuées de goélands à leurs trousses. Les coques colorées se balançaient bord sur bord et plongeaient dans le clapot en soulevant des gerbes d’écume. Parfois elles disparaissaient derrière la houle, comme si la mer les avait soudainement avalées.
Toujours prévenant, Gauvain tendit une tasse fumante à son équipière. Sous son épaisse tignasse bouclée, ses yeux bleus brillaient de plaisir. Il aimait être en mer, même si le ciel était gris, même si Morgane était malade. D’ailleurs il aimait Morgane même quand elle vomissait.
Ce qui finit par se produire. L’arrivée brutale du thé chaud et légèrement acide dans son estomac vide fut suivie d’une vive réaction physiologique. Le temps de s’amariner, Morgane évita le plus possible de descendre dans le carré. L’humidité qui y régnait et les relents d’hydrocarbures lui donnaient des hauts-le cœur. Gauvain l’envoya tout de même se reposer dans la cabine. Allongée au chaud dans son sac de couchage, les yeux clos, elle ne sentait plus le mal de mer. Elle s’abandonna au sommeil.

Round 8/90 écrit le dimanche 19 février 2017

337 mots | 2116 signes | 00:47:23

A Plymouth, les jeunes gens constatèrent que la cabine avant était très humide. Ils soupçonnaient une fuite sur le grand panneau de plexiglas qui l’éclairait. Qu’importe, ils dormiraient dans le carré. Une bonne douche, la chaleur des pubs, le titrage de la bière : rapidement ils oublièrent les petits tracas de la vie de marin.
Le retour fut plus délicat. La conjonction de grandes marées et d’un vent de sud-ouest plus fort que prévu leur compliqua la tâche. La mer était trop forte pour confier la barre au pilote : les batteries étaient insuffisantes. Ils choisirent d’économiser l’énergie pour alimenter les feux de route. Il leur fallut donc barrer chacun leur tour.
La deuxième nuit fut épuisante. Le vent forcissait régulièrement. Plusieurs fois ils durent manœuvrer pour réduire la toile. Les embruns balayaient le pont, l’étrave plongeait dans les vagues malmenant l’équipier qui changeait la voile à l’avant. Le vent contraire les obligeait à louvoyer. Toutes les deux heures ils reportaient leur position sur la carte, estimée à partir de leur vitesse et de leur cap. Puis ils viraient de bord.
Au petit matin Morgane estima leur position à l’entrée du chenal du Four, près de l’île d’Ouessant. Quand le jour se fit complètement, ils constatèrent qu’elle s’était trompée. Les courants les avaient entraînés jusqu’aux abords du phare de l’île Vierge, 30 milles plus à l’est. Or c’était un lundi matin, et Gauvain devait retourner à son travail. Ils décidèrent de s'arrêter dans le port le plus proche : l’Aber Wrach, où Perceval resta amarré à une bouée.
Quand ils vinrent chercher le petit voilier le week-end suivant, il ne tenait plus que par un mince fil de cordage. Le vent avait soufflé en tempête toute la semaine. Sous sa pression et avec le clapot incessant, l’anneau rouillé de la bouée avait rongé l’amarre toron après toron. Morgane frissonna : quelques millimètres de polyester en moins et Perceval aurait été drossé, roulé et déchiqueté sur les rochers acérés de la côte.

Round 9/90 écrit le dimanche 26 février 2017

380 mots | 2122 signes | 00:47:23

« Il paraît que tu as fait une énoooorme erreur de navigation ? »
Mélusine venait d’entrer dans la salle à manger. Sur la table s’entassaient des piles d’ouvrages nautiques et quelques cartes marines. Viviane et Morgane faisaient l’inventaire des documents qu’elles emporteraient.
- Je ne vois pas de quoi tu veux parler, répondit Morgane. Aide nous plutôt.
- Tu me prends pour une cruche ? Dis-moi alors, pourquoi tu as laissé Perceval à l’Aber Wrac’h à la fin des vacances ? Tu n’as pas trouvé l’entrée de la rade ?
- Les courants nous ont repoussés vers le nord, il fallait bien s'arrêter quelque part.
- Maman m’a dit que sur le journal de bord tu as noté que tu t’étais trompée entre Ouessant et l’île de Batz. Pas très rassurant, non ?
- En mer on rencontre toujours des imprévus. Ça fait partie du jeu.
- Je n’ai pas envie de jouer avec vous. A tous les coups on va se perdre et on va mourir de soif et de faim au milieu de l’océan.
Viviane posa le guide côtier qu’elle tenait entre les mains. Elle réfléchit un instant puis elle prit la parole sèchement.
- ça suffit Mélusine. Si tu ne veux pas venir, je ne vais pas t’y obliger. Tu iras en colonie de vacances. Nous partirons sans toi.
L’adolescente resta un instant bouche bée. Elle ne savait plus que répondre. Un éclair de colère jaillit dans son regard. Ses yeux se brouillèrent et d’une voix hachée elle cria :
- Vous êtes complètement folles ! Et vous croyez que je vais rester là, avec des inconnus, dans une colo pourrie pendant que ma mère et ma sœur disparaîtront à jamais en mer ? Je préfère encore mourir avec vous que de devenir orpheline à 15 ans !
Un silence pénible suivit cette tirade dramatique. Morgane considéra sa sœur en se demandant si elle devait rire ou pleurer. Cherchant un moyen de ramener son équipage à la raison elle fit une proposition.
- Alors prépare ton duvet. Nous allons nous entraîner, comme ça tu sauras de quoi tu parles. Maman? Ça te dit un petit tour dans les îles le week-end prochain ?