Le sifflement du tube cathodique informa Morgane de la présence de Mélusine.
Refermant bruyamment la porte d'entrée, Morgane grimpa la volée de marche qui menait à la partie habitée de la maison maternelle.
Un fumet délicieux lui chatouilla les narines: poulet au citron vert devina t-elle, se réjouissant par avance.
"Hello? Y a quelqu'un? Je suis lààààà!"
La voix d'Antoine de Caunes s'éleva aussitôt en réponse: "Vas-y pine d'huître! On t'écoute!"
Agacée, elle ouvrit brutalement la porte du salon. Une abondante chevelure blonde tapissait un accoudoir du canapé dans lequel Mélusine, étendue de toute la longueur de son mince et interminable corps d'adolescente se livrait à son activité favorite.
"Encore devant la télé! Tu ne sais rien faire d'autre?
- D'abord tu pourrais dire bonjour! répondit Mélusine du tac au tac.
- Bon-jour Mé-lu-si-neu. Peux-tu baisser le son, s'il te plait? On ne s'entend pas dans cette maison!
- Je te rappelle que tu n'habites plus ici. Je fais ce que je veux.
- Maman est là?
- Bonjour madame! reprit le présentateur, déguisé en boy scout, Moi c'est Ouin-Ouin!
- BAISSE LE SON!
- Madame, hier je t'ai vu à la télé et ce n'était pas comme dans Zorro... continua Pîne d'huitre.
La voix de leur mère s’éleva joyeusement depuis la cuisine.
- Les fiiiiilles? Morgaaane? Tu es arrivéééée? Vous venez mangeeeeeer?
Abandonnant le champ de bataille, les deux sœurs la rejoignirent.
Les coudes sur la table, le menton dans les mains, Mélusine revendiquait sa mauvaise humeur. Morgane, goguenarde, la narguait.
– Mais, enfin, Mélusine? A part la télévision, qu'est-ce qui compte dans ta vie?
– Morgane! coupa Viviane excédée. Je ne vois pas comment nous pourrons former un équipage si vous passez votre temps à vous disputer.
Jolie femme d'une quarantaine d'année, Viviane portait des lunettes aux montures finement travaillées qui accentuaient l'intensité de son regard vert. A cet instant, il était plutôt réprobateur.
Morgane baissa la tête : elle avait oublié ses prérogatives de capitaine au long cours. Se redressant sur sa chaise, elle fronça les sourcils cherchant quelque répartie propre à rétablir sa réputation. Avant qu'elle n'ait ouvert la bouche, Mélusine les entreprit vivement:
– Votre projet, c'est du grand n'importe quoi! On va mourir toutes les trois!
– Bravo, quel optimisme! lui reprocha Morgane en écartant les narines.
– Perceval est un solide voilier, assura Viviane d'un ton conciliant, il a déjà fait un tour de l'Atlantique avec ses précédents propriétaires. Tu n'as pas à t'inquiéter.
– Ce n'est pas le bateau qui m'inquiète, c'est Morgane!
– Merci, répondit le skipper en herbe, visiblement vexée. Je te rappelle quand même que je suis monitrice de voile, que j'ai traversé le golfe de Gascogne, la Manche et la mer d'Irlande avec l'Ecole des Valeureux Marsouins!
– Florence Arthaud ? Enfoncée! répliqua Mélusine d'un ton mordant. Voici venir Morgane, chevalière des mers… ou de sa mère?
– Tu es jalouse? demanda Morgane
– Non. Je tiens à la vie, c'est tout.
– Perceval est indestructible. L'aluminium, c'est du costaud, martela la jeune femme.
– Et si quelqu'un tombe à l'eau? Il fait quoi ton Perceval? On siffle et il accourt?
– On fait une manœuvre d'homme à la mer, ce n'est pas compliqué. répondit Morgane avec une assurance totalement feinte, Je te montrerai.
– Bonne idée! enchaîna Viviane, Il faut qu'on s'entraîne. Quand Perceval sera-t-il prêt à naviguer?
Morgane fouilla dans le petit sac à dos qu’elle avait suspendu au montant de sa chaise. Elle en sortit son calepin.
"J’ai fait un inventaire de tout ce qu’il reste à préparer, et la liste du matériel qui manque. "
Elle le tendit à Viviane. Cette dernière le parcourut lentement sans mot dire. Quand elle eut fini, elle leva la tête et demanda :
"Tu as demandé des devis pour tout ceci ?
– Oui, mais le voilier n’est pas encore venu prendre les mesures. Par contre j’ai souvent besoin d’acheter des petites choses dans les commerces du port : du scotch d’électricien, de la visserie, du mastic d’étanchéité. Ce serait plus facile si nous avions un compte chez un shiplandler que tu règlerais à la fin du mois.
– Tu vas ruiner Maman avec tous tes boulons ! protesta Mélusine.
Viviane secoua la tête, sans dire ce qu'elle pensait. Momentanément regonflé, son brushing lui donna un petit air conquérant.
– D’accord, répondit-elle d'une voix posée. J’ai également ouvert un compte à la banque spécialement pour le bateau. Tu auras la signature des chèques. Je te fais confiance, mais n’abuse pas tout de même.
– Je peux avoir une augmentation d’argent de poche ? Insista Mélusine avec un sourire narquois. J’ai des travaux à faire dans ma chambre.
– Vous ne m’avez même pas dit si vous aimiez mon poulet ! Se plaignit la cuisinière pour faire diversion.
- Dé-li-cieux ! répondirent les deux sœurs d’une seule voix. »
Elles tendirent leurs assiettes vers le plat, momentanément unies par l’appel du ventre.
Au dessert, Morgane relança la conversation.
– Pour le parcours, j’ai pensé que nous pourrions faire quelque chose de plus excitant qu’une simple virée en Espagne…
– Excitant ? Tu trouves cela excitant ! coupa Mélusine.
– Pour nous faire rêver un peu, j’ai apporté une carte de l’Atlantique Nord.
Pousse les assiettes Mélusine, je vais vous montrer ça.
– Tu parles d’un cauchemar, pffff, soupira l’adolescente tout en débarrassant la table.
Morgane déploya la carte sur la table.
– Alors voilà : nous, on est là, expliqua-t-elle en posant le doigt sur la pointe ouest de la Bretagne. En deux mois d’été, j’ai calculé que sans nous dépêcher, nous pourrions descendre comme prévu en Galice, longer la côte jusqu’à Lisbonne et de là… accrochez-vous bien ! »
Son doigt quitta brutalement la capitale portugaise, cap au sud-ouest, et rejoignit l’île de Madère mille kilomètres plus loin.
« Il n’y a que 500 milles nautiques, à peine quatre jours de navigation. Et après on remonte direct jusqu’à Brest, si le vent le veut bien, sinon rien ne nous empêche de revenir sur le nord-ouest de l’Espagne avant de retraverser le Golfe de Gascogne. Cool, non ? »
Viviane contemplait la carte avec mélancolie. Elle ne dit pas ce à quoi elle pensait. Simplement, elle leva des verres embués tour à tour vers chacune des filles. Toute à son émotion elle ne remarqua pas le visage fermé de la plus jeune, et dans un souffle elle lâcha : « Votre père aurait adoré. Ce sera une très belle aventure. »
La porte de la cuisine claqua bruyamment. Mélusine venait de quitter la pièce.