Chapitre 4 : Une petite amie encombrante
Vendredi, vingt heures. Je me fais beau. Ce soir, je sors à l’occasion d’une soirée spéciale au Barbapapa, et Jack compte sur moi. J’avais peur qu’il me demande d’emmener Cynthia, mais non. Toujours assise dans la même position, j’ai l’impression qu’elle me fixe. C’est fou ce qu’on peut faire aujourd’hui. Malgré le surréalisme de son corps, je trouve son visage fin joli. Les couleurs sont harmonieuses. La sonnette de ma porte met fin à mes réflexions.
— Tu n’as pas ta clé ? demandé-je à Carole, certain qu’il s’agissait de mon amie.
— Je l’ai perdue, répond-elle.
— Ce n’est pas possible, tu es impossible, dis-je en ouvrant la porte.
Elle m’embrasse sur la joue et me sourit en entrant.
— Mais non, reprit-elle, je te fais marcher. Elle doit être dans le fond de mon sac, mais je n’avais pas le courage de… qu’est-ce que c’est que ce truc ? dit-elle en fixant Cynthia les yeux exorbités. Ce n’est quand même pas ce que je pense ?
— C’est une poupée gonflable version grand luxe.
— Ah ben si alors, c’est bien ce que je croyais.
Elle fait le tour de ladite poupée, lentement. On dirait qu’elle a peur de la toucher, comme si Cynthia pouvait lui sauter au visage. Puis je comprends que sa peur est tout autre :
— On dirait une poule qui a trouvé un couteau, m’amusé-je en la regardant.
— Mais c’est dégoutant. Laisser traîner ton jouet comme cela, à la vue de tous. Imagine si moi je laissais traîner des godemichets sur mon canapé ?
— Ce n’est pas ce que tu crois, me justifié-je. Tu as des godemichets ?
Regard noir en guise réponse. La tête offusquée de la soudaine prude Carole me fait éclater de rire .
— C’est un cadeau de Jack.
— Un cadeau ? Quelle idée ! Quel cadeau !
— Il dit que c’est-ce qui me conviendrait le mieux en matière de femme. Plus de reproches, plus de prises de têtes…
— Il est certain que tu ne vas pas lui reprocher d’être moins bien que toi, à celle-ci.
— Et le jour où je décide de m’en débarrasser, je ne me ferai pas insulter.
— Et tu en es où avec elle ?
— Nous allions passer aux préliminaires, tu te joins à nous ?
Elle me frappe le bras en se pinçant les lèvres.
— Tu restes en tête à tête où…
— Je prends ma veste, on y va.
La soirée était sans intérêt. De jolies filles, à la recherche d’un contrat ou d’un petit ami. Dans les deux cas, le but est le même : un portefeuille bien rempli. Mes amis me trouvent cynique à leur sujet. Je ne suis pas cynique, ni misogyne. Je trouve par exemple que mon patron n’arrive pas à la cheville de sa femme. Belle, avocate renommée à la tête d‘un cabinet d‘avocats spécialisés en droit international, qu’a-t-elle pu trouver à cet homme, si ce n’est qu’il possède lui aussi son cabinet ? Cherchait-elle un égal dans son travail ? Ce n’est certainement pas sa beauté et son charme trop bien caché qui l’ont convaincu de l’épouser.
"Je cherche une personne qui m’aimerait pour ce que je suis", cette phrase n’a plus de sens aujourd’hui, tout du moins à Paris. Chaque mariage présente un intérêt en tout genre. On a régressé à la différence que les parents ne se mêlent plus de l’avenir de leurs enfants. Et l’amour ? L’amour lui ne m’est plus apparu depuis la puberté, comme si devenir un homme m’avait privé de tout sentiment. L’attraction physique est ma seule passion, l’ennui c’est qu’elle trouve vite une issue. L’envie de nouveauté revient comme on change de marque de chocolat (je suis fidèle à ma marque de Vodka). Dans mon lit, je fixe le plafond. N’allez pas y chercher de réponse, je n’en ai jamais trouvé.
Il faut que je me lève rapidement. Le samedi, à dix heures tapantes, Dorothée, employée par ma famille depuis mon enfance vient faire le ménage dans l’appartement que mes parents m’ont offert à la fin de mes études. Dorothée me déteste. Un jour je l’ai entendu m’appeler « le petit arrogant vaniteux ». Si elle avait été à l’école, elle n’aurait jamais fait un tel pléonasme… ni fini domestique. La sonnette retentit en même temps que la pendule de mon salon. À défaut d’être une littéraire confirmée, Dorothée est quelqu’un de ponctuel.
— Bonjour, Monsieur Allan.
— Bonjour Dorothée, j’ai laissé le linge dans le coffre de la salle de bain, je n’ai pas eu le temps de faire le tri.
— Je le ferai, dit-elle sur un ton neutre.
— J’ai également fait une tache de café sur le canapé, je n’ai pas réussi à en venir à bout…
Le canapé…La chose en plastique ! Je n’y avais même pas fait attention en me levant. Je n’ai pas le temps d’aller au bout de ma réflexion que Dorothée enchaîne déjà :
— Et où dois-je mettre Madame ? dit-elle la bouche en cul de poule, en regardant par-dessus ses lunettes.
Son visage ne montre rien mais je suis sûr que la sorcière jubile à l’intérieur devant la scène.
— Je… c’est un cadeau.
Je sens des gouttes de sueur naître sur mes tempes, et mes joues s’empourprer. Calme-toi Alan, cette gêne ce n’est pas toi ! Je me pince l’arête du nez et ferme les yeux, comme je le fais chaque fois que j’ai besoin de réfléchir, avant d’ajouter :
— Laissez cet objet sur le canapé, je m’en occuperai… m’en débarrasserai en rentrant à la maison.
Mon dieu, pourvu qu’elle n’en parle pas à ma mère ! Franchement, cette vieille peau croit vraiment que j’ai besoin de ça ? J’ai la femme que je veux rien qu’en claquant des doigts et en voyant défiler les tops model dans mon appartement, elle devrait bien s’en douter, non ?
Il est midi. Je me décide enfin à rentrer chez moi. J’espère que Dorothée est déjà partie. J’ai passé la matinée chez Suzanne’si à boire café sur café, les yeux plongés dans le journal, la tête dans mon appartement. C’est ridicule, je n’ai rien à me reprocher. Pourtant…
Je colle mon oreille sur la porte. Aucun bruit. J’introduis la clé dans la serrure, et pousse un soupir de soulagement en découvrant l’absence d’être mouvant. Cynthia, enfin cet objet de plastique est toujours assis sur le canapé, toutefois sa position me semble moins subjective.
Je m’assois à côté d’elle et allume la télé. J’ai du travail, mais il attendra un peu. L’alcool ingurgité hier soir ne m’aide pas à avoir les idées claires. Je finis par m’endormir devant BFM TV. La faim me réveillera autour de seize heures. De ma position initiale, je me retourne sur le dos et ouvre les yeux. Quelle horreur ! Je bondis hors de mon canapé, ne sachant plus si j’étais au musée Grévin ou à mon domicile. Dans mon sommeil, j’ai dû basculer sur les genoux de Cynthia sans m’en rendre compte. Cette poupée n’a rien d’excitant, surtout au réveil. Je me décide enfin à la changer de place. Une chaise, à côté de la fenêtre, me semble plus adaptée à mon encombrante invitée. Soudain, le téléphone sonne. C’est Carole.
— Je peux passer, me demande-t-elle ?
— Je ne bouge pas de chez moi.
Sa voix est hésitante, presque mélancolique. Je la connais par cœur, et je suis certain au moment même ou je raccroche le téléphone qu’elle a des ennuis.
Carole n’habite qu’à quelques rues de chez moi, à la caserne de la Dauphine. Habiter à côté des pompiers peut avoir ses avantages en cas d’incendie ou d’accident domestique, même si je ne suis pas un inquiet de nature.
La sonnette retentit. Sacrée Carole, elle a dû encore oublier sa clé. J’ouvre la porte sur sa mine déconfite.
— Salut. C’est quoi cette tête d’enterrement ? demandé-je devant ses yeux bouffis.
— Philipe me trompe.
Alléluia ! Elle a deviné toute seule. Moi qui commençais à culpabiliser.
— Ah bon ? lâché-je hypocritement. Assieds-toi. Tu veux un café ?
Elle acquiesça et prit place sur le canapé.
— Comment l’as-tu découvert ?
— Il m’a dit qu’il était de garde hier soir. Comme je devais faire des courses, je suis descendue à la caserne pour savoir s’il avait besoin de quelque chose. Je n’arrivais pas à le joindre sur son portable.
— Et ?
— Les gars m’ont dit qu’il n’était pas là. Ils m’ont baratiné un truc, mais j’ai bien senti qu’il y avait un malaise.
— Je suis désolé, Carole, dis-je en la regardant sincère. Tu ne mérites pas cela.
— Quelle femme le mériterait ?
— Tu penses aux autres toi maintenant ? tenté-je pour lui remonter le moral.
— Non, l’idée de ne pas être la seule cocue de Paris me rassure.
Son téléphone se mit à vibrer.
— C’est lui. J’ai pas envie de répondre.
— Tu veux dormir ici ?
— Si tu ne m’imposes pas de dormir avec ta nouvelle copine…
— Ma nouvelle… Ah ! Cynthia. Elle m’a fait assez honte pour la journée.
Je ne m’étendis pas sur mon épopée tantôt.
— Dorothée a changé les draps ce matin. Tu prendras mon lit. Le canapé est suffisamment confortable pour moi.
— Merci, me dit-elle la voix pleine de compassion. Tu es un véritable ami pour moi. Le seul en faite.
— Tu es aussi ma seule amie, lui dis-je en lui prenant la main avant de déposer un baiser dessus.
Elle se blottit contre moi, avant de s’inquiéter de l’absence de ma nouvelle compagne.
— Où est cette… chose ?
— Je l’ai mise sur une chaise, là, derrière.
— Tu vas en faire quoi ? me demande-t-elle en se retournant pour mieux voir la poupée.
— À vrai dire je ne me suis pas posé la question. Est-ce que tu crois que Jack serait vexé si je m’en débarrassais ?
— Attend un peu, dans quelque temps, il ne s’en souviendra même plus.
Carole alla chercher Cynthia et la remit sur le canapé.
— Tu as peur qu’elle s’ennuie ? lui demandé-je.
— Non, je voulais voir comment elle était, en fait. C’est fou ce qu’ils arrivent à faire de nos jours. Tu as vu comme elle est réaliste, ça fait flipper.
Carole commence à la déshabiller.
— Qu’est-ce que tu fais ? lui demandé-je surpris.
— Je voudrais voir comment elle est en dessous.
— Tu veux que je vous laisse ?
— Ce que tu peux être coincé, s’exclame-t-elle. Je ne vais pas lui faire l’amour à ta poupée, je veux juste voir jusqu’où ils poussent le réalisme.
Carole observe sa poitrine perplexe. Pourtant je trouve ses tétons presque réels.
— Ouais, ça fait un peu tétine pour bébé, expose-t-elle.
Puis mon amie soulève sa jupe te regarde son appareil génital avec une grimace de dégoût. J’esquisse un sourire.
Après avoir parcouru le corps de Cynthia à des fins expérimentales, Carole sortit sa trousse de maquillages.
— Mais tu fais quoi à la fin ?
— Je me passe le temps pour oublier, dit-elle en commençant à remaquiller la poupée qui l’était déjà suffisamment.
Après quelques minutes, force est de constater que si Cynthia n’était pas quasi nue, on aurait pu facilement la prendre pour un transsexuelle. Cette vision nous fit rire aux éclats.
— Il y a bien longtemps qu’on n’avait pas ri comme ça toi et moi, me dit-elle.
— Il y a bien longtemps que je ne ris plus avec personne, lui répondis-je en prenant conscience de ce fait moi-même.
— Tu es sûr que tu ne nous fais pas une petite dépression ?
— Non, je m’ennuie. C’est juste que j’attends des choses qui n’arrivent pas.
Si seulement je savais quoi…
— Tu veux toujours aller trop vite, constate-t-elle.
— Peut-être…
Carole démaquille Cynthia.
— Tu as vu, on peut la démaquiller complètement. Elle doit vraiment coûter une fortune. Elle est quand même plus jolie comme ça, non ?
— Oui, on a moins l’impression de l’avoir rencontré sur un trottoir, dus-je admettre.
C’est vrai que j’aurais pu la trouver belle, si elle n’avait pas ses énormes obus et sa semi-culotte de cheval.
— Quoi ? me demanda Carole en me surprenant dans ma rêverie.
— Rien, je rêve, tenté-je pour couper court, mais je connais la bête, elle ne va pas me lâcher si facilement.
— Tu la trouves trop grosse, je suis sûre !
— Je n’y peux rien, j’aime les lignes.
— Tu te rends compte que je suis loin d’être une ligne comme tu dis ! Je trouve cela insultant, s’agace-t-elle.
— Pourquoi, vous les femmes, dès qu’on parle de formes ou de kilos vous vous sentez obligées de tout ramener à vous ?
— N’importe quoi !
— Et puis je te rappelle que toi et moi n’avons aucun avenir amoureux ou marital. T’es trop chiante.
— Ah ! Là-dessus au moins nous sommes d’accord, dit-elle en riant. Bon, je vais habiller ta nouvelle conquête, si elle te dégoûte à ce point !
— Ce n’est pas ce que j’ai dit… tu vas où ?
— Chercher dans ton armoire, où veux-tu que je trouve des vêtements ?
Elle revient quelques minutes avec une de mes chemises, une cravate et un boxer. Carole remit sa robe à Cynthia, mon boxer, et agrémente la tenue de ma chemise et de la cravate avec laquelle elle lui entoure la taille. Puis, elle lui attache les cheveux en un chignon.
— Si tu veux que je t’achète une Barbie à ton prochain anniversaire, n’hésite pas à me le dire, je galère toujours pour avoir une idée originale, lui dis-je amusé.
— Elle est pas mal quand même ! Si tu ne t’en sers pas comme…enfin tu sais bien…tu peux toujours la mettre comme déco, c’est tendance les mannequins dans les appartements !
— Ouais, mais tu sais je me lasse vite des mannequins.
— Oh, tu es ignoble. Pauvre Kat !
Carole prend un tabouret en bois de mon bar et le pose à l’angle de la fenêtre gauche, juste devant le long rideau beige, puis elle y assit Cynthia. Après s’être gratté la tête, certainement à la recherche de l’idée de génie, elle croise les jambes du mannequin, puis remis du rose à ses lèvres et un peu de fard brun sur ses pommettes et sur ses yeux, avant d’admirer son travail.
— Qu’est-ce que tu en dis ?
— Je dois avouer qu’elle me parait moins…dérangeante. C’est vrai que c’est très décoratif. Bravo ! Je n’y aurais jamais pensé.
Puis quelqu’un frappe à la porte :
— Qui est-ce ? demandé-je surpris de ne pas avoir entendu l’interphone.
— Allan, c’est Philipe.
Je jette un œil interrogateur à Carole qui fixe la porte avec colère.
— Tu devrais lui parler, lui suggéré-je.
— Ouvre, dit-elle, résignée.
Je laisse rentrer Philipe, qui regarde Carole, désolé.
— Je savais que je te trouverais ici.
— Qu’est-ce que tu veux, lui demande-t-elle agressivement.
— M’expliquer ! Tu dois m’écouter Carole, tu te fais de fausses idées !
— Tu crois ? Où étais-tu hier soir ? Ou plutôt avec qui ?
— Je vais vous laisser…, dis-je en sentant bien que je n’ai pas ma place.
— Non, Allan attend, j’aimerais que tu sois témoin, me demande Philipe.
— Témoin ?
Je m’attends au pire !
— J’étais bien avec une femme hier soir, mais pas pour les raisons que tu imagines, se justifie Philipe.
— Tiens donc ? s’agace-t-elle.
Philipe sort une boîte de sa poche et se met à genoux, Seigneur ! J’espère que ce n’est pas ce que je crois. Pourtant cela lui ressemble bien.
— J’étais avec une vendeuse pour choisir ceci, dit-il en ouvrant la boîte où brillait un joli diamant serti sur un anneau en or.
Quelle originalité !
— Carole Mesteur, veux-tu devenir ma femme ?
Refuse Carole, tu mérites mieux que ce grimpeur d’échelle !
— Oui, dit-elle en lui sautant dessus.
Je m’approche pour les féliciter à contrecœur. Vous vous demandez peut-être pourquoi je ne dis rien ? C’est peut-être un peu tard pour expliquer à Carole que son couple illustrerait plutôt bien le mot tromperie. L’allez pas croire que la solidarité masculine est un prétexte à mon ignoble silence. Je ne veux pas faire de mal à Carole, du moins, je ne veux pas être celui qui lui fera du mal. Par ailleurs elle a l’air tellement heureuse qu’elle ne me croirait sans doute pas.
Après des poignées de mains chaleureuses et des embrassades, les deux fiancés s’excusent.
— Sympa ta nouvelle…potiche ? me demande Philipe amusé, en regardant dans la direction de ma nouvelle… plante ?
Une avec laquelle tu ne pourras au moins pas tromper Carole !
— Merci. Bonne soirée, dis-je sans chaleur.
J’ignore à cet instant si l’imbécile de l’histoire se trouve devant ou derrière la porte.