Round 1/30 écrit le lundi 16 janvier 2017
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4 couleurs
Il me tripote et ne cesse de me faire tournoyer. Jamais bien haut : il ne voudrait pas attirer l’attention sur lui. Il risquerait de transpirer abondamment et de me manipuler avec bien peu d’adresse. J’ai l’audace de penser que je suis, pour lui, un moyen de s’évader, de s’amuser et aussi le seul outil qu’il utilisera au cours de son existence pour faire preuve de désobéissance. Notez néanmoins qu’il ne me respecte pas à ma juste valeur. Il passe son temps à m’enfoncer dans toutes les surfaces à portée de main : la table du dernier rang, toujours à droite, ses carnets inachevés, son bras graisseux, les cahiers de brouillon de ses voisins de table. Pour les autres, c’est-à-dire les êtres humains qu’il côtoie, il est bien commode, malléable. Une bonne pâte pas bien dangereuse qui rasera les murs pendant toute la durée de sa scolarité. Pour moi, c’est-à-dire un modeste stylo 4 couleurs, il est un maître à la fois cruel et exigeant. Il me tord, me mâchouille, m’épuise et me livre, dans mon encre, ses pensées intimes que j’aimerais ignorer.
Je ne suis pas le seul à entrevoir ses états d’âme. Il y a bien son habituel voisin de table, le bon Basile. Contrairement à mon porteur, c’est un garçon dynamique, souriant et attachant. Il prend soin de ses stylos et il est même étonnamment délicat avec sa plume. Je sais que Basile est répugné par le manque de soin criant de mon porteur envers mes congénères de trousse, mais il a la gentillesse de se taire. Il respecte mon porteur et éprouve certainement quelques sentiments positifs à son égard. Un début timide d’amitié ou une politesse exacerbée. Difficile à dire, pour un stylo. Basile lui prête ses cours, l’aide à se maintenir éveillé en classe et partage même quelques blagues bien senties que je pourrais apprécier si j’avais un quelconque sens de l’humour. J’ai longtemps envié la trousse de Basile mais je me suis fait une raison : chaque humain a une croix à porter, chaque stylo a un humain à supporter.
L’heure de littérature donnée par madame Renard est souvent l’occasion de partager des ragots, des jeux ou des soupirs. Il y a du temps à tuer et les stylos sont les armes les plus efficaces pour percer ces bulles d’ennui qui accompagnent chaque élève tout au long de son apprentissage. L’initiative vient de Basile, comme souvent, il arrache discrètement une feuille de brouillon et gribouille avec majesté les prémices d’un jeu qui traverse les âges : le pendu. La rangée de tirets est en place et la consigne donnée par Basile est on ne peut plus claire : « Je suis amoureux d’une fille, trouve son prénom ». La main habituellement molle de mon porteur s’agite, il me laisse tomber et, déjà, je sais que quelque chose cloche. Il finit néanmoins par me ramasser, en se cognant maladroitement au passage sur un coin de table. Les chuchotements se multiplient, les lettres s’égrènent et le pendu commence à prendre forme. Le tracé de Basile est beau : son écriture est fluide, il sait tenir son stylo et il possède la détermination de celui qui a une idée en tête et qui est bien décidé à aller jusqu’au bout. Trois lettres sont révélées, le O, le M et le É. Les trois tirets restants ne sont plus un mystère, mon porteur propose à Basile le prénom SALOMÉ. Le silence s’installe, avec lourdeur, puis Basile confirme : il est bien amoureux de Salomé et il s’en excuse.
Avant d’être condamné au rebut, je peux vous assurer que j’ai vécu de nombreuses choses. Même un porteur tel que le mien se confronte à la vie, bon gré mal gré. Le stress d’un examen important, le spleen d’un journal intime, l’espoir d’un petit mot qu’on partage avec une camarade de classe ou bien encore la candeur d’un dessin gribouillé sur une nappe. Mais, de mémoire de stylo, cette partie de pendu est le souvenir le plus palpable se trouvant dans ma cartouche. Par la suite, mon porteur a été fidèle à lui-même : mou, inexpressif et fuyant. Mais quelque chose de léger, à peine vivant, a traversé sa carcasse fêlée. Il ne l’écrira jamais et n’en parlera à personne, pas même à Basile. Mais moi, je le sais, je le devine : lui aussi il l’aimait, sa Salomé.